IV

Mercredi, 28 mars.

À l’heure fraîche où les bergers d’Hébron mènent leurs troupeaux aux champs, nous sommes debout. Le camp levé, nous montons à cheval, au milieu de tout un grouillement noir de chèvres et de chevreaux qui s’en vont errer au loin sur les pierreuses collines.

C’est une tranquille matinée pure, embaumée de menthe et d’autres arômes sauvages. Vers Bethléem, où nous arriverons à deux ou trois heures, nous cheminons distraitement, ayant pour un temps oublié toute notion des lieux. La campagne ressemble à certaines régions arides de la Provence ou de l’Italie, avec toujours ses milliers de petits murs, enfermant des vignes ou de maigres oliviers. Et puis, il y a cette route carrossable, qui confond nos idées ; depuis hier, nous n’avons pas eu le temps de nous y réhabituer encore. Enfin, il y a l’amusement de nos costumes arabes, que nous portons aujourd’hui pour la dernière fois – et qui mystifient deux bandes de touristes des agences en marche vers Hébron : tandis qu’ils nous dévisagent comme de grands cheiks, leur guide syrien explique comme quoi nous sommes des Moghrabis, c’est-à-dire des hommes de ce vague Moghreb (Occident) qui, pour les Arabes de Palestine, commence à l’Égypte pour finir au Maroc. En effet, de ce côté-ci du désert, les grands voiles de laine blanche dont nous nous sommes enveloppés ne se portent plus et désignent tout de suite les quelques pèlerins de distinction venus des contrées occidentales.

Notre recueillement, amassé dans les précédentes solitudes, s’est pour l’instant évanoui, à la réapparition des voyageurs modernes et des voitures. Éveillés de notre rêve grand et naïf, retombés de très haut, nous sommes devenus de simples « Cook », avec cette aggravation d’être déguisés, par une fantaisie puérile qui tout à coup nous gêne.

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Cependant, la campagne peu à peu reprend une mélancolie spéciale et si profonde !… Les vignes, les oliviers, les petits murs ont disparu ; plus que des broussailles et des pierres, avec ça et là des asphodèles, des semis d’anémones rouges ou de cyclamens roses. Le ciel s’est voilé d’un brouillard gris perle, d’abord très ténu, très diaphane, mais qui tend à s’épaissir, et la lumière baisse. L’heure de croiser les quelques touristes, qui font Hébron aujourd’hui, est passée, et nous ne rencontrons plus que des files de lents chameaux, ou des groupes d’Arabes à cheval, beaux et graves, échangeant le salam avec nous.

La lumière baisse toujours, sous ce brouillard épaissi, qui n’est ni un nuage, ni une brume ordinaire, ni une fumée ; mais quelque chose de très particulier, comme l’enveloppement des visions douces.

De loin en loin, quelque grande ruine, mutilée, incompréhensible, debout et haute, regarde au loin l’abandon morne de cette Judée qui jadis fut le point de mire des nations.

Maintenant, plus rien que des pierres, les dernières broussailles ont disparu ; un sol tout de pierres, sur lequel de grands blocs détachés gisent ou s’élèvent. Et, dans ce pays si vieux, à peine distingue-t-on les vrais rochers des débris de constructions humaines, restes d’églises ou de forteresses, tertres funéraires ou tombeaux qui font corps avec la montagne. De distance en distance, à moitié obstruées, à moitié enfouies, s’ouvrent des portes de sépulcres, tout au bord de cette route – que nous suivons pensifs et de nouveau recueillis, à mesure que passe l’heure, pénétrés de je ne sais quelle très indicible crainte à l’abord de ces lieux qui s’appellent encore Bethléem et Jérusalem…

Toujours plus désolée et plus solitaire, la Palestine se déroule, infiniment silencieuse. À part cette route si bien aplanie, c’est presque le désert retrouvé, – un désert de pierres et de cyclamens, moins éclairé et plus septentrional que celui d’où nous venons de sortir. Et les grandes ruines informes, vestiges de temples, derniers pans de murs de saintes églises des croisades, regardent toujours la vaste et triste campagne, s’étonnant de la voir aujourd’hui si à l’abandon ; témoins des âges de foi à jamais morts, elles semblent attendre quelque réveil qui ramènerait vers la terre sainte les peuples et les armées… Mais ces temps-là sont révolus pour toujours et les regards des hommes se portent à présent vers les contrées de l’Occident et du Nord, où les âges nouveaux s’annoncent, effroyables et glacés. Et ces ruines d’ici ne seront jamais relevées, – et personne ne vient plus en Palestine, que quelques derniers pèlerins, isolés et rares, ou alors une certaine élite de blasés curieux, pires profanateurs que les Sarrasins ou les Bédouins…

L’espèce de buée immense dont l’air est rempli continue d’obscurcir le soleil, qu’on ne voit bientôt plus ; elle atténue les choses lointaines dans un effacement étrange. Les collines de pierres, du même gris violacé que le ciel de cette matinée, se succèdent de plus en plus hautes, mais avec des silhouettes rondes toujours semblables, avec des contours adoucis où rien ne heurte la vue, – comme si c’étaient des nuages. Dans les vallées ou sur les cimes, le sol est pareil, couche uniforme de pierres exfoliées, piquées de myriades de petits trous, qui rappellent la nuance et le grain de l’écorce des chênes lièges. – Et c’est ainsi partout, sous l’atténuation de cette vapeur persistante qui se condense d’heure en heure davantage. Un ciel gris perle et un pays gris perle, sans un arbre, dans la monotonie duquel des maisonnettes de pâtres ou des ruines, très clairsemées, font des taches d’un gris plus rose.

À travers ce demi-jour d’éclipse, nos esprits pressentent anxieusement l’approche des lieux saints. Tout un passé, toute une enfance personnelle et tout un atavisme de foi revivent momentanément au fond de nos cœurs, tandis que nous cheminons sans parler, tête baissée, reposant nos yeux sur les éternelles petites fleurs des printemps d’Orient qui bordent la route, cyclamens, anémones et pentecôtes…

Plus élevées encore, les montagnes nous maintiennent dans plus de pénombre ; les brumes inégalement transparentes en changent les proportions et les augmentent ; un grand silence règne au plus profond de ces vallées de pierres, où ne s’entend que le pas de nos chevaux…

Et tout à coup, là-bas, très haut en avant de nous, au sommet d’une des plus lointaines montagnes gris perle, s’esquisse une petite ville gris rose, indécise de teinte et de contours comme une ville de rêve, apparaissant presque trop haut au-dessus des régions basses où nous sommes ; cubes de pierre rosée, avec des minarets de mosquées, des clochers d’églises – et notre guide nous l’indique de son lent geste arabe, en disant : « Bethléem !… »

Oh ! Bethléem ! Il y a encore une telle magie autour de ce nom, que nos yeux se voilent… Je retiens mon cheval, pour rester en arrière, parce que voici que je pleure, en contemplant l’apparition soudaine ; regardée du fond de notre ravin d’ombre, elle est sur ces montagnes aux apparences de nuages, attirante là-haut comme une suprême patrie… Bien inattendues, ces larmes, mais souveraines et sans résistance possible ; infiniment désolées, mais si douces : dernière prière, qui n’est plus exprimable, dernière adoration de souvenir, aux pieds du Consolateur perdu…

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J’ai fait faire des ouvrages magnifiques. J’ai fait des jardins et des clos où j’ai mis toutes sortes d’arbres. J’ai fait faire des réservoirs d’eau pour arroser les plants des jeunes arbres. » (Ecclésiaste, II, 4,5, 6.)

Nous devons faire la halte de midi dans une vallée, auprès des citernes du roi Salomon, et n’entrer que vers trois heures à Bethléem, qui, derrière un tournant de montagne, vient de disparaître.

Dans un bas-fond, triste et abandonné comme toute la Palestine, nous rencontrons ces citernes, somptueux bassins qui approvisionnaient jadis le palais d’été de l’Ecclésiaste. Depuis des millénaires, tout a disparu, les palais, les jardins, les arbres, et il n’y a plus autour qu’un désert de pierrailles et d’asphodèles.

Une grande ruine imposante se dresse pourtant auprès des réservoirs ; un carré de murailles à créneaux sarrasins, flanqué, sur ces quatre angles, de lourdes tours également crénelées. Sous le pâle soleil de midi, qui perce à peine le gris lilas des brumes, deux de ses faces sont rosées et les deux autres bleuâtres – celles de l’ombre. Ses farouches créneaux alignent leurs séries de pointes sur le ciel. Coupée de brèches et de lézardes, seule, triste, immense et haute dans ce pays dénudé, elle est une citadelle du grand Saladin, édifiée là bien des siècles après la destruction des palais de l’Ecclésiaste, et aujourd’hui, débris à son tour. Un petit Arabe, tout enfant, perché sur un dromadaire, qui sort de cette forteresse par une monumentale ogive, nous adresse un salam respectueux, comme à des cheiks moghrabis, – et nous prenons place, avec nos chevaux, à la grande ombre des murs.

Deux autres groupes viennent bientôt s’asseoir à la même ombre, s’espaçant dans la longueur des formidables murailles : quatre prêtres grecs, en tournée d’archéologie, qui font sur l’herbe un petit déjeuner frugal, et quelques femmes maronites, descendues de Bethléem avec des enfants, qui ont apporté des narguilés et des oranges.

Quel terne et singulier soleil, aujourd’hui, dans ce ciel d’Orient, et comme ce lieu est mélancolique.

Pendant notre repos, des grenouilles chantent le printemps, à pleine voix, dans les citernes de l’Ecclésiaste. – Nous nous penchons sur le vieux parapet vénérable, pour les voir : de monstrueuses grenouilles, larges comme la main étendue, qui font plier sous leur poids tous les roseaux.

* * *

C’est vers trois heures, sous un soleil enfin sorti des brumes matinales et redevenu très ardent, que nous arrivons à Bethléem, par une poussiéreuse route.

Tandis que notre camp se monte à l’entrée de la ville et au bord du chemin, comme c’est la coutume, dans un de ces enclos d’oliviers qu’on abandonne aux voyageurs de passage, nous pénétrons à cheval dans les rues.

Plus rien de l’impression première, bien entendu : elle n’était pas terrestre et s’en est allée à jamais… Cependant Bethléem demeure encore, au moins dans certains quartiers, une ville de vieil Orient à laquelle s’intéressent nos yeux.

Comme à Hébron, des cubes de pierres, voûtés de pierres, qui semblent n’avoir pas de toiture. Des passages étroits et sombres, où les pieds de nos chevaux glissent sur de gros pavés luisants. De hauts murs frustes, qui paraissent vieux comme Hérode et où s’ouvrent de très rares petites fenêtres cintrées. – « Ah !… des Moghrabis ! » disent les Syriens assis sur les portes, en nous regardant venir. Entre les maisons, la vue, par échappées, plonge sur l’autre versant de cette montagne qui supporte la ville, et là, ce sont des jardins et des vergers s’étageant en terrasses sans fin.

La beauté et le costume des femmes sont tout le charme spécial de Bethléem. Blanches et roses, avec des traits réguliers et des yeux en velours noirs, elles portent une haute coiffure rigide, pailletée d’argent ou d’or, qui est un peu comme le hennin de notre moyen âge occidental et que recouvre un voile « à la Vierge », en mousseline blanche, aux grands plis religieux. Leur veste, d’une couleur éclatante et couverte de broderies en style ancien, a des manches qui s’arrêtent au-dessus du coude ; c’est pour laisser échapper les très longues manches pagodes, taillées en pointe à la façon de notre XVe siècle, de la robe d’en dessous, qui tombe droit jusqu’aux talons et qui est généralement d’un vert sombre. Dans leurs vêtements des âges passés, elles marchent lentes, droites, nobles, – et, avec cela, très naïvement jolies, toutes, sous la blancheur de ces voiles qui accentuent une étrange ressemblance, quand surtout elles tiennent sur l’épaule un petit enfant : on croit, à chaque tournant des vieilles rues sombres, voir apparaître la Vierge Marie, – celle des tableaux de nos Primitifs…

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Des voitures de l’agence Cook, des fiacres remplis de touristes, pour lesquels il faut se ranger sous les portes. Une odieuse enseigne en français : « Un tel, fabricant d’objets de piété à des prix modérés. » Et enfin nous mettons pied à terre sur la grande place de Bethléem, que ferment là-bas les murs sévères de l’église de la Nativité. Il y a des hôtels, des restaurants, des magasins à devanture européenne, remplis de chapelets. Il y a une station de fiacres et une quantité de ces êtres, d’une effronterie spéciale, qui font métier d’exploiter les voyageurs…

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On est admis par petits groupes et à son tour dans l’église et la grotte de la Nativité, qui confinent à un grand couvent de Franciscains, pilotes de ces saints lieux.

Nous sommes reçus là par des moines italiens, à la parole et aux gestes communs, qui nous font asseoir dans une salle d’attente et nous y laissent seuls. Une table à manger occupe le milieu de cette salle ; elle est couverte d’une grossière toile cirée et garnie de verre de vin, ou de « bocks » vidés. Aux murs, des « chromos » représentant des choses quelconques, la reine Victoria, je crois, et l’empereur d’Autriche… Où sommes-nous, vraiment, dans quelle auberge, dans quel estaminet de barrière ?… Nous avions été prévenus, nous attendions des profanations, mais pas cela !… Ce nom de Bethléem, qui rayonnait, il vient de tomber pitoyablement à nos pieds, et c’est fini ; dans un froid mortel, tout s’effondre… Nous demeurons là, silencieux et durs, dans une tristesse sans borne et dans un écœurement hautain… Oh ! pourquoi sommes-nous venus ; pourquoi n’être pas partis tout de suite, retournés vers le désert, ce matin, quand, du fond des vallées d’en bas, Bethléem encore mystérieuse et douce nous est apparue ?…

C’est notre tour, à présent, de visiter. On nous appelle, on va nous conduire dans la grotte où le Christ est né…

Sous les cloîtres, en passant, nous croisons des gens qui en reviennent, des pèlerins russes dont les yeux, il est vrai, sont voilés de larmes, mais surtout des touristes bavards tenant en main leur Bœdeker… Mon Dieu est-ce possible, que ce soit là ?… Ce lieu prostitué à tous, c’est l’église de Bethléem ?…

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Elle est triple, l’église, latine, arménienne, grecque ; ses trois parties, distinctes et hostiles, communiquent ensemble ; mais un officier et des soldats turcs, constamment armés, circulent de l’une à l’autre pour maintenir l’ordre et empêcher les batailles entre chrétiens des différents rites.

La grotte s’ouvre en dessous, tout à fait souterraine aujourd’hui. Et vraisemblablement elle est bien, comme l’attestent des traditions du ne siècle, le lieu de la naissance du Christ, car jadis, à l’entrée de la Bethléem antique, elle servait d’abri aux voyageurs pauvres qui n’avaient pas place à l’hôtellerie.

Deux escaliers y descendent, l’un pour les Latins et les Arméniens, l’autre pour les Grecs. La porte étroite en est de marbre blanc. Toutes les parois en sont crassées, usées, par les milliers d’êtres qui y sont venus, en groupes ou en procession, depuis les premiers siècles chrétiens. Elle se compose d’une quantité de petits compartiments, de petits couloirs, où sont des autels et où brûlent des lampes. La voûte irrégulière du rocher, humide et suintante, apparaît çà et là, entre les tentures de damas fané ; partout des dorures communes, des petits tableaux, des « chromos » vulgaires ; au moins attendions-nous un luxe archaïque, une splendeur, de l’or entassé, comme dans la crypte du Sinaï ; mais non, rien ; Bethléem a été pillée et repillée tant de fois, que tout y est pauvre, laid, à peine ancien. « Ici, l’enfant est né, explique le moine ; ici, il a été posé dans sa couche ; ici, les rois mages s’assirent ; ici, se tenaient l’âne et le bœuf… » Distraitement, l’esprit fermé et le cœur mort, nous l’entendons sans l’écouter, impatients de partir…

Au-dessus de la grotte, les trois églises, où l’on officie et psalmodie en même temps, suivant des rites divers et avec la haine du voisin, sont banales et quelconques. Dans l’église grecque, devant l’antique tabernacle tout d’or, une furtive impression religieuse, à demi païenne, nous arrête un moment : un très vieux pope est là qui chante, vite, vite, d’une haute voix nasillarde, dans un nuage d’encens, et la foule, à chaque verset, se prosterne et se relève : femmes de Bethléem portant toutes, sur le hennin pailleté, le long voile à la vierge ; Arabes convertis, aux yeux de foi naïve, inclinant leur turban jusqu’à terre…

Nous nous échappons par une quatrième église, splendide celle-là, et vénérable entre toutes, mais vide, à l’abandon, servant de vestibule aux premières : basilique commencée par sainte Hélène, achevée vers l’an 330 par l’empereur Constantin, et où, huit siècles plus tard, le jour de Noël 1101, Baudoin Ier fut sacré roi de Jérusalem. Elle est un des sanctuaires chrétiens les plus anciens du monde ; elle a deux siècles de plus que la basilique du Sinaï ; épargnée par Saladin et par tous les conquérants arabes, miraculeusement préservée des destructions d’autrefois, elle n’a subi de réels dommages qu’au commencement de notre siècle, de la part des Grecs contemporains qui en ont muré le chœur pour y faire leur mesquine petite église d’aujourd’hui. Elle est d’une grandeur simple et élégante ; elle garde quelque chose de la Grèce antique, avec sa quadruple rangée de sveltes colonnes corinthiennes ; et, au-dessus des chapiteaux d’acanthe sur les murailles des nefs, sont en partie restés les revêtements de mosaïques d’or qu’y fit placer, à la fin du XIIe siècle, « le seigneur Amaury, grand roi de Jérusalem ». L’encens des sanctuaires voisins l’embaume discrètement, et on y entend le bruit des psalmodies atténué en murmure.

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Maintenant, nous n’avons plus rien à voir qui nous intéresse dans cette Bethléem profanée, et il nous tarde d’en sortir. Sur la place, nous remontons à cheval pour regagner nos tentes, échappant aux vendeurs de croix et de chapelets qui nous tirent par nos burnous, aux guides professionnels qui nous poursuivent en nous offrant leur carte. Et nous nous en allons, emportant l’amer regret d’être venus, sentant au fond de nos cœurs le froid des déceptions irréparables…

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Mais sur le soir, au crépuscule limpide, tandis que nous songeons, devant nos tentes, accoudés, comme à une terrasse, au petit mur qui sépare de la route notre enclos d’oliviers, voici que la notion du lieu où nous sommes nous revient lentement, très particulière et de nouveau presque douce…

Un peu en recul, là-bas sur notre droite, les premières maisons de Bethléem, carrées et sans toiture, à elles seules dénonçant la Judée. Sous nos pieds, un grand panorama, qui d’abord descend en profondeur, puis qui, dans les lointains, remonte très haut par plans de montagnes étagées ; toute une campagne paisible, mélancolique, d’oliviers et de pierres, de pierres surtout, de pierres grises dont les pâles nuances semblent vaporeuses dès que tombe le jour. Et, dominant tout, à d’inappréciables distances, la grande ligne bleuâtre des montagnes du Moab, qui sont sur l’autre rive de la mer Morte.

On entend partout sonner des clochettes de troupeaux qui reviennent des champs et, au loin, des cloches de monastères…

Ils arrivent, les troupeaux ; ils commencent à passer devant nous avec leurs bergers, et c’est un défilé presque biblique, qui se prolonge là sous nos yeux, dans une lumière de plus en plus atténuée.

Très imprévus, passent aussi une cinquantaine d’enfants qui dansent, en chantant cette vieille chanson de France : « Au clair de la lune… prête-moi ta plume… » L’école chrétienne, qui revient d’une promenade ; une cinquantaine de petits Arabes convertis, habillés à la mode d’Europe. Les Frères qui les conduisent chantent le même air et le dansent aussi ; c’est étrange, mais c’est innocent et c’est joyeux.

Ensuite reprend le cortège plus grave, plus archaïque, des bêtes et des bergers…

Les détails de ces campagnes immenses, déroulées devant nous, se fondent dans le crépuscule envahissant ; bientôt, les grandes lignes des horizons demeureront seules, les mêmes, immuablement les mêmes qu’aux temps des croisades et aux temps du Christ. Et c’est là, dans ces aspects éternels, que réside encore le Grand Souvenir…

Bethléem ! Bethléem !… Ce nom recommence à chanter au fond de nos âmes moins glacées… Et, dans la pénombre, les âges semblent remonter silencieusement leur cours, en nous entraînant avec eux.

Sur la route, des laboureurs et des bergers défilent encore, en silhouettes antiques, devant les grands fonds des vallées et des montagnes ; vers la ville, tous les travailleurs des champs continuent de s’acheminer. Tenant leur enfant au cou, ou bien le portant à l’égyptienne assis sur l’épaule, passent lentement, avec leurs longs voiles, leurs longues manches, les femmes de Bethléem…

Bethléem !… Ce nom chante à présent partout, en nous-mêmes et dans nos mélancoliques alentours. Au bruissement des grillons, aux sonnailles des troupeaux, au tintement des cloches d’église, les temps semblent plus jeunes de dix-huit siècles…

Et maintenant, on dirait la Vierge Marie en personne qui vient à nous, avec l’enfant Jésus dans ses bras… À quelques pas, elle s’arrête, appuyée au tronc d’un olivier, les yeux abaissés vers la terre, dans l’attitude calme et jolie des madones : une toute jeune femme aux traits purs, vêtue de bleu et de rose sous un voile aux longs plis blancs. D’autres saintes femmes la suivent, tranquilles et nobles dans leurs robes flottantes, coiffées aussi du hennin et du voile ; elles forment un groupe idéal, que le couchant éclaire d’une dernière lueur frisante ; elles parlent et sourient à nos humbles muletiers, leur offrant de l’eau pour nous dans des amphores et des oranges dans des corbeilles.

Sous la magie du soir, à mesure qu’une sérénité charmée nous revient, nous nous retrouvons pleins d’indulgence, admettant et excusant tout ce qui nous avait révoltés d’abord. – Mon Dieu ! les profanations, les innocentes petites barbaries de la crypte, nous aurions bien dû nous y attendre et ne pas les regarder de si haut avec notre dédain de raffinés. Les mille petites chapelles, les dorures et les grossières images, les chapelets, les cierges, les croix, tout cela enchante et console la foule innombrable des simples, pour lesquels aussi Jésus avait apporté l’immortel espoir. Nous qui avons appris à ne regarder le Christ qu’au travers des Évangiles, peut-être concevons-nous de Lui une image un peu moins obscurcie que ces pèlerins, qui, dans la grotte, s’agenouillent devant les petites lampes de ses autels ; mais la grande énigme de son enseignement et de sa mission nous demeure aussi impénétrable. Les Évangiles écrits presque un siècle après lui, tout radieux qu’ils soient, nous le défigurent sans doute étrangement encore. Le moindre dogme est aussi inadmissible à notre raison humaine que le pouvoir des médailles et des scapulaires ; alors de quel droit mépriserions-nous tant ces pauvres petites choses ? – Derrière tout cela, très loin, – à des distances d’abîme si l’on veut, – il y a toujours le Christ inexpliqué et ineffable, celui qui laissait approcher les simples et les petits enfants, et qui, s’il voyait venir à lui ces croyants à moitié idolâtres, ces paysans accourus à Bethléem des lointains de la Russie, avec leur cierge à la main et leurs larmes plein les yeux, ouvrirait les bras pour les recevoir…

Et, maintenant, nous envisageons avec une plus impartiale douceur ce lieu unique au monde, qui est l’église d’ici, ce lieu empli éternellement d’un parfum d’encens et d’un bruit chantant de prières…

Bethléem ! Bethléem !… Une nuit plus tranquille qu’ailleurs nous enveloppe à présent ; tout se tait, les voix, les cloches et les sonnailles des troupeaux, dans un recueillement infini, et un hymne de silence monte de la campagne antique, du fond des vallées pierreuses, vers les étoiles du ciel…

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