V

Jeudi, 29 mars.

Le jour de notre entrée à Jérusalem, – un jour auquel nous avons songé d’avance, un peu comme les pèlerins d’autrefois, pendant quarante jours de désert.

Avant le soleil levé, un vent terrible nous éveille. Sans ces oliviers autour de nous, nos tentes auraient déjà pris la volée.

Vite, il faut se vêtir, faire replier toutes ces toiles tendues, corder nos bagages, et nous voilà dehors, sur les cailloux de l’enclos, au bord de la route, par un matin désolé et froid. Alors, en grand désarroi de nomades, nous montons à cheval deux heures plus tôt que nous ne pensions, pour aller dans la ville sainte chercher un définitif abri.

Le soleil se lève, pâle et sinistrement jaune, un soleil de tourmente, parmi des nuages affreux, derrière des soulèvements de poussière et de sable. Tout s’enlève et vole, emporté par ce vent qui souffle de plus en plus fort.

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Une heure de route, dans des tourbillons de poussière alternant avec des tourbillons de pluie, sous des rafales qui déploient nos burnous comme des ailes et nous jettent au visage, en coup de fouet, la crinière de nos chevaux…

Là-bas, il y a une grande ville qui commence d’apparaître, sur des montagnes pierreuses et tristes, – un amas de constructions éparses, des couvents, des églises, de tous les styles et de tous les pays ; à travers la pluie ou la poussière cinglantes, cela se distingue d’une manière encore confuse, et, de temps à autre, de grosses nuées nous le cachent en passant devant.

Vers la partie gauche des montagnes, rien que de décevantes bâtisses quelconques ; mais vers la droite, c’est bien encore l’antique Jérusalem, comme sur les images des naïfs missels ; Jérusalem inconnaissable entre toutes les villes, avec ses farouches murailles et ses toits de pierre en petites coupoles ; Jérusalem sombre et haute, enfermée derrière ses créneaux, sous un ciel noir.

Pendant une rafale plus violente, le chemin de fer passe, siffle, affole mon cheval, met en plus complète déroute mes pensées, qui déjà s’en allaient éparpillées au vent…

Nous arrivons dans un creux profond, au pied d’une route ascendante, entre l’amas banal et pitoyable des constructions qui couvrent la colline de gauche, – hôtels, gare, usines, – et les ténébreuses murailles crénelées qui couvrent la colline de droite. Des gens de toutes les nationalités encombrent ces abords ; Arabes, Turcs, Bédouins ; mais surtout des figures du Nord que nous n’attendions pas, longues barbes claires sous des casquettes fourrées, pèlerins russes, pauvres moujiks vêtus de haillons.

Et enfin, vers la ville aux grands murs, qui nous surplombe de ses tours, de ses créneaux, de sa masse étrangement triste, nous montons au milieu de cette foule, par ce chemin glorieux des sièges et des batailles, où tant de Croisés sans doute sont tombés pour la foi… Des instants de compréhension du lieu où nous sommes, – et alors, d’émotion profonde, – mais tout cela, furtif, troublé, emporté par le bruit, par le vent, par le voisinage des locomotives et des agences… Et, arrivés en haut, nous passons sous la grande porte ogivale de Jérusalem dans une complète inconscience, avec la hâte irréfléchie de gagner un gîte sous une pluie qui commence à tomber, rapide, torrentielle et glacée…

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