IX

Lundi, 2 avril.

Rencontré ce matin, en dehors des murs de Jérusalem, l’enterrement d’une pèlerine russe : – il en meurt tant, au cours de ces voyages en Palestine ! – Vieille femme en cire jaune qui s’en va le visage découvert, emportée par d’autres matouchkas. Et ils suivent par centaines, les pèlerins et les pèlerines ; toutes les vieilles jupes fanées sont là ; toutes les vieilles casquettes à poils, toutes les barbes grises de moujiks, toute la foule sordide et noirâtre. Mais la foi triomphante rayonne dans les regards et ils chantent ensemble un cantique de joie : on la trouve si heureuse, on l’envie tant, celle-ci qui est morte en terre sainte !… Oh ! la foi de ces gens-là !…

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* *

… Le soir, au coucher du soleil, sortant de chez les Pères de Sainte-Anne, j’étais tout près de l’enceinte gardée du Haram-ech-Chérif, tout près du lieu probable du prétoire de Pilate et du point initial de la Voie Douloureuse, – dans un quartier désert et sinistre.

Ils venaient de me montrer leur vieille basilique des croisades, les aimables Pères de Sainte-Anne ; ils m’avaient conduit dans leur jardin pour me faire voir une piscine récemment exhumée par leurs soins et qui paraît être le réservoir de Béthesda ; ils m’avaient fait descendre dans leurs profonds souterrains, où une tradition très vraisemblable place la maison de sainte Anne, mère de la Vierge Marie et où il est avéré, dans tous les cas, que, bien avant le passage de sainte Hélène, les solitaires du Carmel, les chrétiens du Ier et du IIe siècle descendaient par un soupirail pour tenir leurs clandestines assemblées de prières.

Tout ce passé revivait en mon esprit, au sortir de ce vénérable lieu, et maintenant, sous un silencieux crépuscule d’or, j’avais à remonter, entre des murailles et des ruines désolées, toute la Voie Douloureuse, pour arriver là-bas aux quartiers nouveaux que j’habite, près de la porte de Jaffa.

Sur ma gauche, venait de se fermer l’enceinte du Haram-ech-Chérif, impénétrable absolument à partir de l’heure du Moghreb, et, devant moi, s’allongeait, pressée entre de tristes murs, une sorte de ruelle de la mort conduisant à la Voie Douloureuse.

Cette voie, telle qu’on la vénère de nos jours, reconnue depuis le XVIe siècle seulement, est fictive dans ses détails, – mais réelle sans doute dans sa direction et ses grandes lignes ; ici surtout, en ce quartier de ruines qui entoure le palais de Pilate, les choses ont moins dû changer que plus loin, aux abords du Calvaire ; l’ancien pavé romain se retrouverait, à quelques pieds au-dessous du sol exhaussé d’aujourd’hui, et certains de ces vieux murs, plus enterrés qu’ils ne l’étaient jadis, mais demeurés debout aux mêmes places, ont peut-être vu passer le Christ chargé de sa croix.

La voie est déserte, ce soir, et déjà obscure dans son resserrement profond, avec un peu de mourante lumière d’or, tout en haut, sur le faîte de ses pierres rougeâtres ; le soleil doit être très bas, près de s’éteindre. On entend un bruit d’orgues et de chants religieux sortir encore de la chapelle des Pères de Sainte-Anne, qui viennent de fermer leur porte.

Elle monte, la rue, pénible, étroite et assombrie, entre ses deux rangées de murailles antiques ; par places, de grands arceaux, des fragments de voûte la traversent, l’enjambent irrégulièrement, y jetant plus d’ombre. Ses parois, hautes de trente pieds, sont bâties de larges pierres, romaines ou sarrasines, d’une même couleur un peu sanglante, avec çà et là, dans leur délabrement, des plantes accrochées ; de distance en distance, des contreforts énormes, tout rongés, les soutiennent.

D’autres rues croisent celle-ci, aussi vides et aussi mortes, sans fenêtres, sans ouvertures d’aucune espèce, voûtées presque entièrement de lourds arceaux, en plein cintre ou en ogive, et s’en allant se perdre au loin dans une mystérieuse obscurité de nécropole. À peine quelques fantômes s’aperçoivent, rares et furtifs, au fond de ces couloirs : femmes voilées ou Bédouins drapés de manteaux grisâtres.

Hic flagellavit…, dit une plaque de marbre blanc, incrustée au-dessus d’une porte. Ah ! c’est la chapelle de la flagellation du Christ, et bientôt le commencement de la Voie Douloureuse. Voici la caserne turque, bâtie sur l’emplacement du palais de Pilate, première station du Chemin de la Croix. À partir d’ici jusqu’au Saint-Sépulcre, toutes les stations suivantes me seront marquées par des inscriptions ou des colonnes.

Plus confuse, à mesure que je m’éloigne, la musique des Pères de Sainte-Anne est près de se perdre à présent dans le lointain, malgré l’immense recueillement silencieux qui s’épand sur Jérusalem avec le crépuscule.

Mais voici que d’autres chants s’élèvent, d’autres cantiques, d’autres sons d’orgue ; je passe devant un autre couvent, sous l’arc romain de l’Ecce Homo (saint Jean, XIX, 5), et ce sont les Filles de Sion qui psalmodient derrière ces murs, à la gloire du Sauveur.

La Voie Douloureuse continue sa montée lugubre et solitaire, avec de temps en temps des brisures, des tournants brusques entre ses maisons mornes. Les derniers reflets d’or viennent de s’effacer aux pointes des plus hautes pierres et le chant des Filles de Sion commence à s’évanouir ; mais, au-dessus de ces murailles qui m’emprisonnent, un coin plus élevé de Jérusalem se profile maintenant en gris d’ombre sur le ciel chaud : un amas de petites coupoles centenaires, avec deux minarets couronnés déjà, en l’honneur du ramadan, de leurs feux nocturnes.

Les cantiques des Filles de Sion ne s’entendent plus ; mais d’autres cris religieux, exaltés et stridents, parlent ensemble de différents points de la ville, traversant l’air comme de longues fusées : les muézins, qui chantent le Moghreb !… Oh ! Jérusalem, sainte pour les chrétiens, sainte pour les musulmans, sainte pour les juifs, d’où s’exhale un bruit incessant de lamentations ou de prières !…

La Voie monte toujours. Parfois, des maisons sarrasines la traversent, – comme des ponts sinistres jetés au dessus, – des maisons qui y regardent de haut, par de méfiantes petites fenêtres bardées et grillées de fer. Les muézins ont fini d’appeler ; le crépuscule et le silence jettent leur enchantement sur cette Voie Douloureuse, que j’avais vue hier banale et décevante au soleil du plein jour ; le mystère des pénombres la transfigure ; son nom seul, que je redis en moi-même, est une sainte musique ; le Grand Souvenir semble chanter partout dans les pierres…

Lentement, je suis arrivé à la septième station du Chemin de la Croix, – à cette porte Judiciaire par laquelle le Christ serait sorti de Jérusalem pour monter au Golgotha. Alors, il me faut traverser un lieu bruyant et obscur, encombré d’Arabes et de chameaux, dans lequel, sans transition, je pénètre après le calme, après la solitude de la ville plus basse ; c’est le « Bazar de l’huile », un quartier de petites ruelles entièrement voûtées en plein cintre par les soins des Croisés et devenues aujourd’hui le centre d’un continuel grouillement bédouin. Il y fait noir ; les lanternes sont allumées dans les échoppes où se vendent l’huile et les céréales ; on est bousculé dans les couloirs étroits par les passants en burnous, on est étourdi par les cris des vendeurs et les clochettes des chameaux.

Puis le calme revient encore, au sortir de ce bazar couvert, et les chants religieux recommencent. Je suis parvenu au terme de la Voie Douloureuse : le Saint-Sépulcre ! Comme toujours, la porte des basiliques est grande ouverte et il s’en échappe un bruit de psalmodies.

Ce soir, ce sont les Arméniens, en cagoule de deuil, qui chantent tout près de l’entrée, encensant la « pierre de l’onction » et se prosternant pour la baiser ; l’un d’eux, le principal officiant, est en robe d’or, coiffé d’une tiare rouge.

Ils ont fini, et ils s’éloignent rituellement, dans le dédale obscur des églises, très vite toujours, comme pressés d’aller adorer ailleurs, dans une autre partie de ce lieu de toutes les adorations, où les moindres pierres sont journellement encensées et embrassées avec larmes. Leur chant une fois perdu dans le lointain des voûtes, voici un autre bruit qui s’approche, qui monte des profondeurs noires, puissant et lourd comme celui d’une foule en marche, d’une foule qui s’avancerait en murmurant des prières à voix basse dans des sonorités de caveau… C’est une horde de pèlerins du Caucase, que j’ai vus entrer ce matin dans Jérusalem ; ils reviennent des chapelles souterraines et ils vont sortir d’ici, leur journée finie. En arrivant au kiosque du Sépulcre, ils en font le tour, embrassant chaque pierre, soulevant dans leurs mains des petits enfants pour qu’ils puissent embrasser aussi, et leurs yeux, à travers des larmes, sont tous levés, en prière extasiée, vers le ciel…

Est-il possible vraiment que tant de supplications – même enfantines, même idolâtres, entachées, si l’on veut, de grossièreté naïve – ne soient entendues de personne ?… Un Dieu – ou seulement une suprême Raison de ce qui est – ayant laissé naître, pour tout de suite les replonger au néant, des créatures ainsi angoissées de souffrance, ainsi assoiffées d’éternité et de revoir ! Non, jamais la cruauté stupide de cela ne m’était encore apparue aussi inadmissible que ce soir, et voici que ce raisonnement tout simple, vieux comme la philosophie et que j’avais jugé vide comme elle, prend dans ce lieu, devant ces grandes manifestations de détresse humaine au Saint-Sépulcre, un semblant de force ; voici qu’il réveille au fond de moi-même, d’une façon inattendue et douce, les vieux espoirs morts !… Et je bénis fraternellement, pour ce peu de bien qu’ils m’ont fait, les humbles qui passent là devant moi, chuchotant dans les ténèbres leurs confiantes prières…

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