VIII

Dimanche, 1er avril.

… Repris aujourd’hui par le charme de l’Islam, au soleil reparu, au printemps qui attiédit l’air.

D’ailleurs, c’est vers le lieu saint des Arabes que nous nous dirigeons ce matin, vers cette mosquée d’Omar réputée merveilleuse et vénérable entre toutes. – Jérusalem, qui est la ville sacrée des chrétiens et des juifs, est aussi, après la Mecque, la plus sainte ville des Mahométans. – Le consul général de France et le Père S…, un Dominicain célèbre par ses études bibliques, veulent bien nous accompagner – et un janissaire du consulat nous précède, sans lequel les abords mêmes de la mosquée nous seraient interdits.

Nous nous en allons par les rues étroites, sinistres malgré le soleil, entre de vieux murs sans fenêtres, faits de débris de toutes les époques de l’histoire et où, çà et là, s’encastrent une pierre hébraïque, un marbre romain. À mesure que nous avançons, tout devient plus en ruines, plus vide et plus mort, – jusqu’à ce saint quartier, d’une désolation infinie, qui renferme la mosquée et dont toutes les issues sont gardées par des sentinelles turques interdisant le passage aux chrétiens.

Grâce au janissaire, nous franchissons cette fanatique ceinture, et alors, par une série de petites portes délabrées, nous débouchons sur une esplanade gigantesque, une sorte de mélancolique désert, où l’herbe pousse entre les dalles comme dans une prairie où pas un être humain n’apparaît : – c’est le Haram- ech-Chérif (l’Enceinte Sacrée). – Au milieu, et très loin de nous, qui arrivons par un des angles de cette place immense, se dresse solitaire un surprenant édifice tout bleu, d’un bleu exquis et rare, qui semble quelque vieux palais enchanté revêtu de turquoises : c’est cela, la mosquée d’Omar, la merveille de l’Islam. Quelle solitude, grandiose et farouche, les Arabes ont su maintenir autour de leur mosquée bleue !

Sur chacun de ses côtés, qui ont au moins cinq cents mètres de longueur, cette place est bordée de constructions d’un aspect sombre, informes à force de caducité, incompréhensibles à force de réparations et de changements faits à toutes les époques de l’ancienne histoire : dans les bases, des pierres cyclopéennes, vestiges encore debout des enceintes de Salomon ; par-dessus, des débris des citadelles d’Hérode, des débris du prétoire où siégea Ponce-Pilate et d’où le Christ partit pour le calvaire ; puis, les Sarrasins, et les Croisés après eux, ont bouleversé, saccagé ces choses, – et, en dernier lieu, les Sarrasins encore, redevenus les maîtres ici, ont grillé ou muré les fenêtres, élevé au hasard leurs minarets et posé au faîte des édifices les pointes de leurs créneaux aigus. Le temps niveleur a jeté sur le tout son uniforme couleur de vieille terre cuite rougeâtre, ses plantes de murailles, son même délabrement, sa même poussière. L’ensemble, emmêlé, fait de pièces et de morceaux, formidable encore dans sa vieillesse millénaire, raconte le néant humain, l’effondrement des civilisations et des races, répand une tristesse infinie sur le petit désert de cette esplanade où s’isole là-bas le beau palais bleu surmonté de sa coupole et de son croissant, la belle et l’incomparable mosquée d’Omar.

À mesure qu’on s’avance dans cette solitude, dallée de grandes pierres blanches et quand même envahie par les herbes comme un cimetière, le revêtement de la mosquée bleue se précise : on dirait, sur les murs, une joaillerie nuancée, ajourée, mi-partie de turquoise pâle et de lapis violent, avec un peu de jaune, un peu de blanc, un peu de vert, un peu de noir, sobrement employés en très fines arabesques.

Parmi quelques cyprès à bout de sève, quelques très vieux oliviers mourants, une série d’édicules secondaires, épars vers le centre de l’esplanade, font cortège à cette mosquée, qui est la grande merveille du milieu : de petits mirhabs de marbre, des arceaux légers, de petits arcs de triomphe, un kiosque à colonnes, revêtu, lui aussi, de joailleries bleues. Tout cela, si déjeté par les siècles, si mélancolique, avec un tel air d’abandon, sur cette place immense où le printemps a mis entre toutes les dalles des guirlandes de marguerites, de boutons-d’or et d’avoines folles !… De près, on s’aperçoit que ces élégantes et frêles petites constructions sarrasines sont composées avec des débris d’églises chrétiennes ou de temples antiques ; les colonnes, les frises de marbre, tout est disparate, arraché ici à une chapelle des croisades, là à une basilique des empereurs grecs, à un temple de Vénus ou bien à une synagogue. Si l’arrangement général est arabe, calme, empreint de la grâce des palais d’Aladin, le détail est plein d’enseignements sur la fragilité des religions et des empires ; le détail consacre le souvenir des grandes guerres exterminatrices, des sacs horribles, des journées où le sang coulait ici comme de l’eau et où les égorgements « ne finissaient que quand les soldats étaient fatigués de tuer ».

Il y a surtout ce kiosque bleu, voisin de la mosquée bleue, qui raconterait à lui seul l’effroyable passé de Jérusalem. Sa double rangée de colonnes de marbre est comme un musée de débris de tous les temps ; on y voit des chapiteaux grecs, romains, byzantins ou hébraïques ; d’autres, d’un âge imprécis, d’un style sauvage et presque inconnu.

Maintenant, la tranquillité de la mort est descendue sur tout cela ; les restes de tant de sanctuaires ennemis ont été groupés, en l’honneur du Dieu de l’Islam, dans une harmonie inattendue, – et peut-être définitive, jusqu’à l’époque de la poussière finale… Et quand on se remémore les tourmentes passées, c’est étrange, ce silence d’à présent, ce délaissement, cette suprême paix, au milieu d’une esplanade de dalles blanches envahies par les marguerites et les herbes des champs…

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Entrons dans la mosquée mystérieuse, si entourée d’espace désert et mort.

Aux premiers instants, il y fait presque nuit : on ne perçoit que confusément la notion d’une splendeur féerique. Un éclairage très atténué tombe de ces vitraux, célèbres dans tout l’Orient, qui garnissent là-haut la série des petites fenêtres cintrées ; on dirait que la lumière passe à travers des fleurs et des arabesques en pierres précieuses montées à jours, – et c’est l’illusion sans doute qu’ont voulu produire les inimitables verriers d’autrefois. Peu à peu, s’habituant à la pénombre, on voit scintiller aux murailles, aux arceaux, aux voûtes, un revêtement qui semble une étoffe brodée et rebrodée de nacre et d’or, sur fond vert. Peut-être un vieux brocart à ramages, ou du précieux cuir de Cordoue, – ou plutôt quelque chose de plus beau et de plus rare que tout cela, qu’on définira mieux dans un moment, quand les yeux, éblouis de soleil sur les dalles de l’esplanade, se seront faits à l’obscurité de ce lieu très saint.

La mosquée, octogonale de contours, est soutenue intérieurement par deux rangées concentriques de colonnes : la première, octogonale aussi ; la seconde, circulaire, supportant le dôme magnifique.

Chacune de ces colonnes à chapiteaux dorés est d’une matière différente et sans prix : l’une, de marbre violet veiné de blanc ; l’autre, de porphyre rouge ; l’autre, de ce marbre, introuvable depuis des siècles, qui s’appelle le vert antique.

Toute la base des murailles, jusqu’à la hauteur où commencent à miroiter les broderies vert et or, est revêtue de marbre : grandes plaques dédoublées par le milieu et dont on a juxtaposé les deux morceaux de façon à former des dessins symétriques, comme on en obtient en ébénisterie par le placage des bois.

Les petites fenêtres, placées très près de la voûte, qui laissent tomber de haut leurs reflets de pierreries, sont chacune d’un dessin et d’une couleur différente ; celle-ci semble composée de marguerites en rubis ; l’autre, à côté, est toute en fines arabesques de saphir, mêlées d’un peu de jaune de topaze ; l’autre encore se tient dans des verts d’émeraude, parsemés de fleurs roses. Ce qui fait la beauté de ces vitraux et, en général, de tous les vitraux arabes, c’est que les verres des diverses nuances n’y sont pas, comme chez nous, limités brutalement par un trait de plomb ; la charpente du vitrail est une plaque en stuc très épais, ajourée, percée obliquement d’une infinité de petits trous de formes changeantes – dont l’ensemble constitue un dessin toujours exquis ; les fragments bleus, jaunes, roses ou verts, sont enchâssés tout au fond de ces jours aux parois inclinées, alors on ne les aperçoit qu’entourés d’une sorte de nimbe, qui est leur propre reflet dans l’épaisseur du plâtre, et il en résulte des effets adoucis, fondus ; cela joue la nacre et les gemmes précieuses.

Maintenant on distingue mieux ces revêtements des arceaux et des voûtes : ce sont de prodigieuses mosaïques, recouvrant tout, simulant des brocarts et des broderies, mais plus belles, plus durables que tous les tissus de la terre, ayant conservé à travers les siècles leur éclat et leurs diaprures, parce qu’elles sont composées avec des matières presque éternelles, avec des myriades de fragments de marbre de toutes les teintes, avec de la nacre et avec de l’or. Dans l’ensemble, c’est le vert et l’or qui dominent. Cela représente des séries de vases étranges, d’où s’échappent et retombent symétriquement de rigides bouquets : toutes les feuilles conventionnelles des temps passés, toutes les fleurs des vieux rêves ; des pampres surtout, faits d’une infinie variété de marbres verts, des branches de vigne d’une archaïque raideur portant des raisins d’or et des raisins de nacre. Çà et là cependant, pour rompre la monotonie des verdures, sont jetés, sur fond d’or, des semis de grandes fleurs rougeâtres, nuancées avec des miettes de porphyre et de marbre rose.

Aux lueurs colorées que laissent filtrer les vitraux, toute cette magnificence de conte oriental chatoie, miroite, étincelle dans la pénombre et le silence de ce lieu presque toujours vide, et entouré d’esplanades vides, où nous nous promenons seuls. Des petits oiseaux, familiers du sanctuaire, entrent et sortent par les portes de bronze constamment ouvertes, se posent sur les corniches de porphyre, sur les ors et sur les nacres, tolérés en amis par les deux ou trois vieux gardiens à barbe blanche, qui sont agenouillés et qui prient dans des recoins d’ombre. Par terre, sur les dalles de marbre, sont jetés des tapis anciens de Perse et de Turquie, aux teintes délicieusement fanées.

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Tout le vaste milieu de cette mosquée circulaire, quand on entre, est d’abord invisible, entouré d’une double clôture, – la première en bois finement ouvragé, dans le genre des moucharabiehs arabes, la seconde en fer d’un travail gothique et mise là par les Croisés quand ils firent passagèrement de ce lieu une église du Christ. En se hissant sur quelque socle de marbre, on arrive à plonger les yeux dans cet intérieur si caché… Vu l’environnante splendeur, on s’attendait à de merveilleuses richesses encore, – et on s’épouvante presque devant ce qui apparaît : quelque chose de sombre et d’informe, dans la demi-obscurité de ce lieu magnifique ; quelque chose qui se soulève irrégulièrement comme une grande vague noire, figée ; un rocher sauvage, une cime de montagne…

C’est le sommet du mont Moriah, sacré pour les israélites, pour les musulmans et pour les chrétiens ; c’est l’aire d’Oman, le Jébuséen, où le roi David aperçut l’ange exterminateur « tenant en main une épée nue tournée contre Jérusalem ». (II Rois, XXIV, 16. – I Paralipomènes, XXI, 16.)

David y fit l’autel des holocaustes (I Paralipomènes, XXII, 1) et son fils Salomon y bâtit le temple, nivelant à grands frais les alentours, mais respectant les irrégularités de cette cime parce que les pieds de l’ange l’avaient frôlée. Salomon commença donc à bâtir le temple du Seigneur sur la montagne de Moriah, qui avait été montrée à David son père, et au lieu même que David avait disposé dans l’aire d’Oman, le Jébuséen. (II Paralipomènes, III, 1.)

Dans la suite des âges, on sait de quelles magnificences inouïes et de quelles destructions acharnées cette montagne de Moriah devint le centre. Le temple qui la couvrait, rasé par Nabuchodonosor, rebâti au retour de la captivité de Babylone, détruit de nouveau sous Antonius IV, fut réédifié encore par Hérode, – et vit alors passer Jésus, l’entendit parler sous ses voûtes… C’étaient, chaque fois, de ces constructions géantes, confondant nos imaginations modernes, qui coûtaient le prix d’un empire et dont on retrouve dans la terre les bases presque surhumaines. Après l’anéantissement de Jérusalem par Titus, un temple de Jupiter, élevé sous le règne d’Adrien, remplaça le temple du Seigneur. Plus tard, les chrétiens des premiers siècles, par mépris des juifs, couvrirent longtemps cette cime sacrée de débris et d’immondices, et ce fut le calife Omar qui la fit pieusement déblayer, sitôt qu’il eut conquis la Palestine ; son successeur enfin, le calife Abd-el-Melek, vers l’an 690, l’abrita pour une longue suite de siècles sous la mosquée charmante qui est encore debout.

À part le dôme, restauré au XIIe et au XIVe siècle, les Croisés, en arrivant, trouvèrent cette mosquée à peu près telle qu’elle est aujourd’hui ; déjà vieille à leur époque autant que le sont à présent nos églises gothiques, elle était revêtue de ses inaltérables broderies de marbre et d’or, elle avait ses reflets de brocart, dont la durée est indéfinie, presque éternelle. Ils la convertirent en église, posant leur autel de marbre au centre, sur le rocher de David. Saladin ensuite, à la chute de l’empire des Francs, la rendit au culte d’Allah, après l’avoir longuement purifiée par des aspersions d’eau de roses.

Couronnant les frises, des inscriptions d’or (en ces vieux caractères coufiques, qui sont aux lettres arabes ce que l’écriture gothique est à l’écriture de nos jours) parlent toutes du Christ d’après le Coran, – et leur sagesse profonde est presque pour jeter l’inquiétude dans les âmes chrétiennes : Ô vous qui avez reçu les Écritures, ne dépassez pas la mesure juste dans votre religion. Le Messie Jésus n’est que le fils de Marie, l’envoyé de Dieu et son Verbe, qu’il déposa en Marie. Croyez donc en Dieu et en son envoyé, mais ne dites pas qu’il y a une Trinité ; abstenez-vous-en, cela vous sera plus avantageux. Dieu est unique. Dieu ne saurait avoir de fils, cela est indigne de lui. Quand il a décidé une chose, il n’a qu’à dire : Sois, et elle est… (Sura, IV, 69 ; – XIX, 36.)

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Tout un passé gigantesque, écrasant pour nos mièvreries modernes, s’évoque devant cette roche noire, devant cette cime de montagne morte et momifiée, qui ne reçoit jamais la rosée du ciel, qui ne produit jamais une plante ni une mousse, mais qui est là comme étaient les Pharaons dans leurs sarcophages ; qui, après deux millénaires de tourmentes, s’abrite depuis déjà treize siècles sous l’étouffement de cette coupole d’or et de ces murailles merveilleuses, bâties pour elle seule…

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Aux débuts encore hésitants de l’Islam, cette mosquée, visitée en songe par Mahomet, rivalisait avec la sainte Ka’ba, et c’est vers son rocher noir que se tournaient pendant leurs prières les musulmans primitifs. Aujourd’hui encore, l’esplanade qui l’entoure, toute cette enceinte grandiose et déserte du Haram-ech-Chérif, dont les sentinelles turques gardent les portes, est considérée par les Arabes comme le lieu le plus saint de la terre, après la Mecque et Médine ; jusqu’au milieu de notre siècle, elle était si farouchement défendue, qu’un chrétien aurait joué sa vie en essayant d’y pénétrer, et c’est depuis quelques années seulement que l’accès en est ouvert aux hommes de toutes les religions, – en dehors de certains jours consacrés, et à la condition d’être, accompagné d’un janissaire porteur d’un permis du pacha de Jérusalem. – Les juifs cependant, par crainte religieuse, n’y viennent jamais ; jadis, c’était le temple du Seigneur, et ils redoutent de marcher sans le savoir sur le lieu du Saint des Saints dont la position n’est pas exactement définie.

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Tout au fond de l’immense place, s’ouvre, parmi de vieux cyprès, une autre mosquée millénaire et très vénérée en Islam, – El Aksa (la Mosquée Éloignée), – dont les colonnes et les chapiteaux disparates proviennent aussi de la destruction de temples païens ou d’églises chrétiennes des premiers siècles. À l’époque des croisades, elle donna son nom aux chevaliers qui l’occupaient : les Templiers. Si belle qu’elle soit d’une façon absolue, nous ne pouvons plus l’admirer, après cette inimaginable mosquée du Rocher, d’où nous venons de sortir.

Maintenant, nous errons sur l’herbe triste et sur les larges pierres blanches, au beau soleil de cette matinée de printemps, – petit groupe perdu dans les solitudes de ce lieu très saint. Par places, les dalles sont absentes, alors les foins et les fleurs poussent librement comme dans une prairie. Et, autour de la mosquée couleur de turquoise, se groupent, s’arrangent différemment, au hasard de notre promenade, les petits édicules singuliers qui l’entourent, le kiosque bleu, les mirhabs et les arcs de triomphe de marbre, les quelques oliviers caducs et les quelques grands cyprès mourants. Quelle imposante désolation dans cette enceinte, qui est comme le cœur silencieux de la Jérusalem antique, – qui est aussi comme le saint naos de toutes les religions issues de la Bible, christianisme, islam ou judaïsme ! Elle commande le suprême respect à tous ceux qui adorent le Dieu d’Abraham, qu’il s’appelle Allah, Rabbim ou Jéhovah, – et sa mélancolie de délaissement témoigne que la foi des vieux âges, sous toutes ses formes, se meurt dans les âmes humaines…

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De temps à autre, au-dessus de ces constructions séculaires qui entourent le Haram-ech-Chérif, apparaît, un peu lointain, un mélancolique coteau de pierres grises, ponctué de noir par quelques rares oliviers.

– Ceci, – dit, en me le montrant, le Père en robe blanche qui a bien voulu nous accompagner et mettre à notre profit son érudition, – ceci, je n’ai pas besoin de vous le nommer, vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ?…

Et en baissant la voix, comme par une respectueuse crainte, il en prononce le nom :

– Le Gethsémani…

Le Gethsémani ! Non, je ne savais pas, moi qui suis encore à Jérusalem un pèlerin nouveau venu, – et ce nom entendu tout à coup m’émeut jusqu’aux fibres profondes, et je regarde, dans un sentiment complexe et inexprimable, mélangé de douceur et d’angoisse, l’apparition encore lointaine.

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En un point où l’esplanade domine à pic des ravins qu’on ne soupçonnait pas, il y a d’étroites fenêtres de siège, percées dans le mur d’enceinte.

– Tenez ! me dit le Père blanc en m’indiquant de la main une de ces meurtrières. – Et mes yeux suivent son geste, pour regarder par là…

Oh ! sur quel sombre abîme elle donne !… Un abîme très spécial, que j’aperçois ce matin pour la première fois, mais que je reconnais cependant tout de suite : la vallée de Josaphat !

Par l’étroite meurtrière, je la contemple sous mes pieds, avec un frisson… Tout en bas, dans ses derniers replis, le lit du Cédron desséché. Sur le versant d’en face, ces choses, d’un aspect et d’une tristesse uniques au monde, qui s’appellent les tombeaux d’Absalon et de Josaphat. Puis, dans un silence aussi morne que celui d’ici, dans une solitude qui continue celle de la sainte esplanade, tout le déploiement de la vallée pleine de morts. Des tombes et des tombes, semées à l’infini, pierres pareilles, innombrables comme les cailloux des plages, – et avec de tels airs d’abandon, de définitif oubli, qu’il semble impossible qu’une résurrection vienne jamais les rouvrir. Tout ce lieu, ce matin, sous son tapis éphémère d’herbes et de fleurs, manifeste lugubrement l’irrévocable de la mort et le triomphe de la poussière…

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Maintenant nous descendons sous le Haram-ech-Chérif – car, dans toute la partie qui surplombe la vallée de Josaphat, cette plaine déserte est factice, soutenue en l’air par une substructure géante, par un monde de piliers et d’arceaux. Et c’est le roi Salomon qui, en ses conceptions grandioses d’homme des vieux temps, imagina d’augmenter ainsi l’esplanade du temple pour la rendre plus magnifique.

Sortes de catacombes aux séries d’arcades parallèles, aux voûtes frangées de stalactites, les dessous du Haram-ech-Chérif donnent la mesure de l’énormité des œuvres du passé, de leur puissance en comparaison des nôtres.

À l’époque des croisades, ces souterrains de Salomon servirent à loger la cavalerie des Francs et on y voit encore, scellés aux murailles, les anneaux de fer les chevaliers Templiers attachaient leurs chevaux.

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Dans l’enceinte du Haram-ech-Chérif, sont restées visibles deux des portes du temple de Jérusalem.

L’une, la porte Dorée, qui donne sur la vallée du Cédron et par laquelle – suivant une tradition acceptable – le Christ entra, aux acclamations du peuple juif, le jour des Rameaux. Une maçonnerie sarrasine la ferme aujourd’hui complètement ; elle a du reste été remaniée, à plusieurs lointaines époques, en des styles très divers. Et, tandis que nous sommes là, écoutant le Père S…, qui veut bien essayer de reconstituer pour nous les anciens aspects de ce lieu, nos esprits sont si loin plongés dans le recul des siècles, que nous ne nous étonnons plus de telles phrases : « Oh ! ceci est sans intérêt ; ce n’est pas très vieux, ce n’est qu’une retouche du temps d’Hérode. »

L’autre, la porte Double, également murée de nos jours, fut jadis cette porte du Milieu, par où l’on « montait » au temple, venant d’Ophel, et qui sans doute vit passer de compagnie Salomon et la reine de Saba. Les archéologues discutent si ses derniers remaniements datent de l’époque d’Hérode ou de l’époque byzantine. Elle est environnée de souterrains qui ont gardé leur mystère et pose sur des assises cyclopéennes ; bien plus que la précédente, elle donne le sentiment d’une antiquité lourde et ténébreuse. La colonne monolithe, qui la partage en son milieu, est vraisemblablement un dernier vestige resté debout du temple salomonien ; elle est trapue, monstrueuse, terminée par un chapiteau naïf représentant des palmes ; le linteau qu’elle supporte est une de ces pierres colossales que les hommes d’autrefois avaient le secret de remuer comme des pailles, mais qui écraseraient sous leur poids nos machines modernes. Tout l’ensemble de cette porte Double, incompréhensible sous des entassements de plâtre et de chaux épaisse, demeure là comme le débris de quelque construction faite, dans la nuit du passé, par des géants. Devant cette colonne et ce linteau, l’imagination cherche ce que pouvait être, dans sa magnifique énormité primitive, le Temple du Seigneur – devenu aujourd’hui ce désert du Haram-ech-Chérif où trône solitairement une mosquée bleue…

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