VI

Vendredi, 30 mars.

La pluie, la pluie à torrents, la pluie incessante nous avait tenus prisonniers toute la journée d’hier, depuis notre arrivée jusqu’au soir.

Et aujourd’hui c’est la même pluie encore, sous un ciel septentrional. L’impression d’être à Jérusalem est perdue, dans la banalité d’un hôtel de touristes où nous sommes enfermés près du feu, ayant repris nos costumes et nos allures d’Occident. C’est comme un rêve, ce souvenir d’être entrés hier dans une ville sombre, par une vieille porte sarrasine, sur des chevaux que tourmentait le vent.

Dans un salon quelconque, en compagnie d’Américains et d’Anglais, nous regardons les images des plus récents journaux d’Europe, apprenant sans intérêt les très petites choses qui se sont passées durant notre période nomade, tandis que des Syriens, marchands d’« articles de Jérusalem », nous encombrent d’objets de piété, en bois ou en nacre… Gethsémani, le Saint-Sépulcre, le Calvaire, est-ce que vraiment tout cela est bien réel, et près de nous, dans cette même ville ?… Nous remettons à plus tard de voir, à cause de ce ciel désolant qui ne s’éclaircit pas ; d’ailleurs nous sommes sans hâte, inconsciemment retenus peut-être par la crainte des déceptions suprêmes…

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Sur le soir, cependant, nous quittons l’hôtel pour la première fois : le consul général de France, M. L…, est venu nous offrir, avec la plus charmante bonne grâce, de nous mener entre deux averses chez les Pères Dominicains, qui habitent le voisinage en dehors des murailles et qui, dit-il, voudront bien sans doute consentir, sur sa prière, à être nos guides très éclairés dans la ville sainte.

Une banlieue, quelconque comme le salon de l’hôtel, et que bientôt la pluie recommence à rayer de ses petites hachures grises.

Pendant une éclaircie, la porte de Damas nous charme au passage. C’est la plus farouche et la plus exquise des portes sarrasines ; elle découpe son ogive dans la grande muraille morne ; elle est flanquée de deux sombres tours ; elle est toute couronnée et hérissée de pointes de pierre, aiguës comme des fers de lance ; haute et mystérieuse, elle a pris aujourd’hui, sous le vernis de l’eau ruisselante, une intense couleur de vieux bronze vert-de-grisé. En avant, des tentes bédouines se groupent, noirâtres, très basses à ses pieds. Et derrière, un coin de l’antique Jérusalem apparaît ; un angle de remparts crénelés, enfermant des maisons à coupoles, s’avance, sous le ciel de pluie, vers le désert de pierres qui est la campagne ; l’ensemble en est de la même teinte de bronze verdâtre que la porte elle-même ; l’ensemble en paraît millénaire, abandonné et mort ; mais c’est bien Jérusalem, la Jérusalem qu’on a vue sur les vénérables tableaux et images d’autrefois ; au sortir de l’horrible banlieue neuve, où fument des tuyaux d’usine, on croirait une vision sainte…

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Les Dominicains blancs nous reçoivent dans leur petit parloir monacal. Ils ont cette sérénité détachée qui est particulière aux religieux ; on sent en eux, dès l’abord, des hommes du meilleur monde, et, ensuite, des érudits.

Dans leur jardin, où ils nous mènent à la première embellie, ils ont fait des fouilles profondes et découvert de précieuses ruines. Toute cette terre de Jérusalem, tant de fois remuée, retournée, pendant les sièges, les assauts, les destructions, est encore pleine de débris et de documents inconnus.

À trois cents mètres de la porte de Damas, saint Étienne fut mis à mort dans un champ, et l’impératrice Eudoxie, pour consacrer l’emplacement du martyre, y fit élever une église. En creusant sur la foi de ces données, les moines ont retrouvé les restes de cette église, son beau parquet de mosaïques encore intact, et les socles de ses colonnes de marbre, brisées toutes à un pied du sol ; c’est le terrible Khosroës, grand destructeur de chrétiens, qui, vers le milieu du VIIe siècle, a fait anéantir ce saint lieu. Auprès, se voient aussi les fondations de la chapelle plus modeste que plus tard les Croisés élevèrent à la mémoire de saint Étienne, et qui fut rasée à son tour quand revint s’abattre sur Jérusalem le torrent sarrasin. Tous ces pauvres débris glorieux nous apparaissent là, trempés de pluie, au milieu des récents déblais, mêlés encore à cette terre qui, pendant des siècles, les avait gardés et cachés. Et, un instant, nos esprits se recueillent, conçoivent l’entassement des âges, s’inquiètent des prodigieux passés…

Encore une averse qui tombe, lavant à grande eau les marbres, les mosaïques de l’impératrice Eudoxie. Alors nous courons tous nous réfugier dans des tombeaux que les moines ont aussi découverts sous leur jardin : toute une petite nécropole souterraine, avec des sépulcres alignés et étagés, où s’émiettent des ossements deux fois millénaires. Les Dominicains y enterrent à présent les morts de la communauté, chrétiens troublés de nos temps, qui vont là dormir à côté de leurs frères des premiers siècles.

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Le soir, la banalité de l’hôtel nous reprend comme hier. Auprès du feu, entre les journaux à images, les touristes et les marchands de chapelets, nous songeons à ce petit coin de Jérusalem qui nous a été montré au hasard d’une première visite, et notre pensée s’en va au Saint-Sépulcre et au Gethsémani, qui sont là tout près ; nous avons déjà perdu deux jours, dans cet émotionnant voisinage, partagés entre le désir et la crainte de voir, sous l’enveloppement triste de cette pluie, qui semble venue exprès pour nous donner un prétexte d’attente.

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