XIII

Vendredi, 6 avril.

C’est le jour que le Père S… a bien voulu fixer pour me conduire à la vallée de Josaphat et au Gethsémani.

L’archimandrite russe est mort hier, et on doit l’emporter tout à l’heure de ce côté-là, au-dessus du Gethsémani, au mont des Oliviers, pour l’y enterrer. Alors la route que nous suivons – et qui contourne extérieurement, du côté du nord, les murs de Jérusalem, – est envahie par des gens qui veulent voir défiler ce cortège. Et tous les mendiants aussi, tous les estropiés, tous les aveugles sont là, échelonnés le long du parcours, assis comme des gnomes au pied des remparts de Sélim II, sur les pierres qui bordent le chemin.

Puis, quand nous tournons l’angle oriental de la ville et que la vallée de Josaphat s’ouvre, en grand précipice devant nous, elle apparaît ce soir d’une animation extraordinaire. Lieu habituel du morne silence, elle est par exception remplie de bruit et de vie. Des Grecs, des Arabes, des Bédouins, des Juifs ; des femmes surtout, des groupes de longs voiles blancs parmi les tombes, attendent que passe le corps du vieil archimandrite, dont la sépulture sera de l’autre côté de cette sombre vallée, sur la montagne d’en face.

Descendons d’abord jusqu’au plus bas du ravin, traversons le lit desséché du Cédron, et là, avant de remonter vers le Gethsémani, nous nous arrêterons au tombeau de la Vierge : une antique église du IVe siècle que, depuis plus de mille ans, toutes les religions se sont disputée et arrachée. Elle appartient aujourd’hui en commun aux Arméniens et aux Grecs ; mais les Syriens, les Mahométans, les Abyssins et les Cophtes y possèdent tous un endroit réservé pour leurs prières, et les Latins seuls en sont exclus.

Extérieurement, on n’en voit rien, qu’une triste façade de mausolée, dont les pierres noirâtres sont envahies par les herbes des ruines : au milieu, une antique porte de forteresse aux clous énormes, toute déjetée sous son armature de fer, – et un seuil de fer, usé sous les pas des pieuses foules.

Dès l’entrée, une obscurité subite, une âcre odeur de moisissure et de caverne, où se mêle le parfum de l’encens ; des haillons suspendus, des grabats sordides et défaits, qui servent aux gardiens de ce lieu rempli d’argent et d’or. On a devant soi un escalier monumental qui s’enfonce dans la terre, sous une sorte de nef d’église, inclinée aussi et en descente rapide, comme l’escalier, vers les profondeurs obscures. Cette voûte penchée, aux arceaux d’un gothique primitif et lourd, est l’ouvrage des Croisés qui, en arrivant, déblayèrent l’église byzantine d’en dessous, en ce temps-là convertie en mosquée et à moitié enfouie ; sur les principales pierres, du reste, la marque des tâcherons Francs du XIIIe siècle se lit encore…

À l’usure des marches, au luisant noir des murailles, on prend de prime abord conscience d’une antiquité extrême.

On descend et ce que l’on aperçoit en bas ressemble plus à une grotte qu’à une église ; cependant, de la voûte, retombent, comme de merveilleuses stalactites, des centaines de lampes d’argent ou d’or, accrochées en guirlandes ou en chapelets.

Il est irrégulier et tourmenté, cet intérieur de crypte ; il est tout en petits recoins incompréhensibles, où cherchent à s’isoler les uns des autres les autels des cinq ou six cultes ennemis. On y trouve même, dans un coin près du tombeau, au milieu de tant de symboles chrétiens, un mirhab de mosquée pour les Mahométans, – qui ont voué, comme on sait, une vénération particulière à « Madame Marie, mère du prophète Jésus ». Ici, plus encore qu’au Saint-Sépulcre, le contraste est étrange entre les richesses d’ancienne orfèvrerie, partout amoncelées, et l’usure millénaire, le délabrement, l’air de caducité mourante : des voûtes à demi brisées, des pierres frustes, de grossières maçonneries, des fragments de roches souterraines ; tout cela, enfumé et noirâtre, suintant d’humidité à travers les toiles d’araignée et la poussière. Il fait nuit comme dans un caveau pour les morts. Il y a des couloirs ténébreux, murés depuis des siècles, des commencements d’escaliers qui allaient jadis on ne sait où et qui se perdent aujourd’hui dans la terre. Il y a d’autres tombeaux aussi, qui passent pour ceux de saint Joseph, de sainte Anne, des parents de la Vierge ; il y a même une citerne, enfermant une eau réputée miraculeuse. Çà et là, de vieux brocarts, cloués sur le rocher, pendent comme des loques, ou bien de vieilles broderies orientales, jetées sur les murs, s’émiettent et pourrissent. Et les cierges et l’encens fument ici sans cesse, dans l’étouffement funèbre de ce lieu, sous cette espèce de pluie, de givre d’argent et d’or, qui est une profusion de lampes et de lustres sacrés, de tous les styles et de tous les temps.

L’authenticité de cet étrange sanctuaire est bien contestable ; elle est même formellement contredite par le troisième concile général tenu à Éphèse en l’an 341 et qui place à Éphèse même le tombeau de la Vierge, à côté du tombeau de saint Jean, son fils d’adoption. Les érudits en sont aussi à discuter si c’est bien sainte Hélène qui fonda la basilique primitive, en même temps que celle du Saint-Sépulcre ; mais tel qu’il est, dans sa naïve barbarie, ce lieu demeure l’un des plus singuliers de Jérusalem.

Tandis que nous remontons de l’obscurité d’en bas, par le large escalier noir des Croisés, un chant grave et magnifique nous arrive du dehors, un chœur qui se rapproche, chanté à pleine voix rude par des hommes en marche : c’est l’enterrement de l’archimandrite ; c’est le spectacle que la fouie attendait et qui s’offre à nous au sortir de l’église souterraine, dans la lumière subitement reparue.

En tête, cheminent des gens en robes de brocart, portant, au bout de hampes, des croix d’argent et des soleils d’or ; puis, viennent les prêtres, les chanteurs de cette funèbre marche. Et enfin, le vieil archimandrite s’avance et passe, le visage découvert, livide, couché sur des fleurs ; il traverse le lit du Cédron et, emporté les pieds en avant, plus hauts que la tête, il commence de s’élever sur la montagne sacrée où il va dormir. Auprès de nous, – qui le regardons, arrêtés contre les antiques portes de fer, – des Musulmans sont agenouillés, tournant dédaigneusement le dos au cortège et priant Madame Marie, avant de descendre dans son tombeau ; ils portent le turban vert des pèlerins qui reviennent de la Mecque ; leurs groupes et leurs prières, tout cela est du plus pur Islam, bizarrement mêlé à ce défile du vieux rite orthodoxe russe. Et l’ensemble caractérise bien cette Babel des religions, qui est Jérusalem… Nous sommes au plus profond du ravni, surplombés de tous côtés ; derrière le cortège qui s’éloigne, avec ses chants et ses emblèmes, la sombre vallée de Josaphat déroule la succession infinie de ses tombes ; du côté du levant sont les cimetières d’Israël, dominés par le Gethsémani et le mont des Oliviers ; et du côté de l’ouest s’étagent les cimetières musulmans, que couronne, presque montée dans le ciel, la haute muraille grise de Jérusalem…

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Cependant, nous nous rendons au Gethsémani, et j’aurais voulu du silence. Pour la première fois de ma vie, je vais pénétrer – oh ! si anxieusement – dans ce lieu dont le nom seul, à distance, avait le grand charme profond, et je ne prévoyais pas tout ce monde, cet enterrement pompeux, ces gens quelconques attroupés là pour un spectacle…

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D’abord, entrons dans la grotte dite de l’« Agonie », – devenue aujourd’hui une chapelle à voûte de clocher, – qui passe, depuis le XIVe siècle, pour le lieu de l’agonie du Christ, mais qui, d’après une indiscutable tradition primitive, est l’abri où, la nuit de la Passion, sommeillaient les apôtres. Si tant d’autres lieux saints, à Jérusalem, ne sont que conjecturés et probables, celui-ci ne saurait être contesté, pas plus que le Gethsémani, d’ailleurs, qui, à aucune époque de l’histoire, n’a changé de nom.

Les petits autels, très antiques, très modestes et d’aspect délaissé, ne défigurent pas cette grotte, dont l’ensemble a dû peu varier depuis dix-neuf siècles. Par une nuit de printemps, froide comme va être celle qui s’approche ce soir, les apôtres dormaient là, les yeux appesantis d’un sommeil de fatigue et d’angoisse (Mathieu, XXVI, 40,43 ; Marc, XIV, 40), tandis que le Christ s’était éloigné d’eux dans le jardin, « à la distance d’un jet de pierre », pour se recueillir et prier dans l’attente de la mort. C’est sous cet abri que Jésus revint par trois fois les éveiller et qu’il fut environné enfin par la troupe armée, accourue avec des lanternes et des flambeaux pour se saisir de lui.

Cette voûte de rochers, qui se tient là, muette sur nos têtes, a vu ces choses et les a entendues…

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Pour entrer au jardin de Gethsémani, qui est situé à quelques pas plus loin, au flanc du mont des Oliviers, il faut frapper à la porte d’un couvent de moines franciscains qui gardent jalousement ce lieu.

Un jardinet mignard, entouré d’un mur blanc sur lequel on a peinturluré un Chemin de Croix. Huit oliviers – millénaires, il est vrai, sinon contemporains du Christ, – mais enfermés derrière des grilles pour empêcher les pèlerins d’en détacher des rameaux ; alentour, des petites plates-bandes qu’un frère est occupé à ratisser et où poussent de communes fleurs de printemps, des giroflées jaunes et des anémones… Plus rien du Grand Souvenir ne persiste en cet endroit banalisé ; des moines ont accompli ce tour de force : faire de Gethsémani quelque chose de mesquin et de vulgaire. Et l’on s’en va, l’imagination déçue, le cœur fermé…

Heureusement, peut-on se dire que le lieu de la suprême prière du Christ n’est pas déterminé à cent mètres près ; à côté du petit enclos des Franciscains, sur la triste montagne pierreuse, il y a d’autres vergers d’oliviers aux souches antiques, – et là, il sera possible de revenir, par les tranquilles nuits froides, songer seul et appeler des ombres…

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Mais des impressions du grand passé nous reprennent bientôt, quand, au jour baissant, nous nous retrouvons dans la partie intacte, désolée, de la vallée de Josaphat. « Ici, regardez, nous dit le Père blanc ; des aspects contemporains du Christ subsistent encore. » Et il nous désigne, dans le morne déploiement de ce paysage biblique, les choses changées et les choses qui ont dû persister, toujours pareilles. Parmi des pierres tombales, sur ce sol empli d’ossements humains, nous nous sommes arrêtés, faisant face à Jérusalem, qui, vue de ce côté, domine la vallée des morts comme une ville fantôme. La forme générale des montagnes, naturellement, est demeurée immuable. Dans nos plus proches alentours, sur ce versant oriental par lequel nous descendons, gît la multitude infinie des tombes d’Israël. Là-bas, derrière nous, Siloë, amas de ruines et de cavernes sépulcrales, aujourd’hui repaire de Bédouins sauvages, regarde aussi dans la sombre vallée où nous sommes. Sur notre gauche, l’antique Ophel, à l’abandon, n’est plus qu’une colline couverte d’oliviers et de vestiges de murailles. Et devant nous, tout en haut, couronnant le versant opposé au nôtre, les grands murs crénelés de Jérusalem se dressent, d’un gris sombre, droits et uniformes dans toute leur longueur ; en leur milieu seulement, dans un bastion carré qui s’avance, une porte d’autrefois se dessine encore, murée sinistrement. C’est le côté du Haram-ech-Chérif, de l’Enceinte Sacrée, et cette partie des remparts n’enferme que l’esplanade déserte de la mosquée bleue ; aussi ne voit-on rien apparaître au-dessus de ces interminables rangées de créneaux – comme s’il n’y avait, par derrière, que du vide et de la mort. Rien non plus à l’extérieur ; ces abords du sud-ouest de Jérusalem sont comme ceux d’une nécropole oubliée ; ni passants, ni voitures, ni caravanes, ni routes ; à peine quelques sentiers solitaires parmi les tombes, quelques montées de chèvres, serpentant sur les parois abruptes des ravins.

Les abords du Gethsémani que nous venons de quitter, et qui étaient si animés tout à l’heure sur le passage de l’archimandrite, se sont vidés à l’approche du soir. Dans la vallée de Josaphat, il n’y a plus que nous – et, au loin, quelques pâtres bédouins qui rassemblent leurs troupeaux en jouant de la musette.

Nous cheminons dans les derniers replis d’en bas, vers Ophel, suivant le cours desséché du Cédron ; ici, il n’est plus qu’un mince ruisseau, le torrent dont parle l’Évangile, et son lit d’ailleurs a été en partie comblé par tout ce qui y est tombé de là-haut, à des siècles d’intervalle : décombres, ruines de murailles, écoulements de ce temple tant de fois saccagé et détruit. Le soleil s’en va, s’en va, nous laissant plonger de plus en plus dans l’ombre froide, tandis qu’une lueur rouge d’incendie éclaire encore la hauteur mélancolique de Siloë et le faîte du mont des Oliviers.

Nous sommes arrivés tout auprès de ces trois grands mausolées qui se suivent et qu’on appelle les tombeaux d’Absalon, de Josaphat et de saint Jacques. Je ne sais ce qu’il y a dans leur forme, dans leur couleur, dans tout leur aspect, de si étrangement triste ; Le soir, cela s’accentue encore : c’est d’eux sans doute qu’émane, bien plus que des myriades de petites tombes pareilles semées dans l’herbe, l’immense tristesse de cette vallée du Jugement dernier. Tous trois sont monolithes, taillés à même et sur place dans les rochers. Il n’y a plus rien là dedans ; depuis des siècles, ils ont été vidés de leurs cadavres et de leurs richesses ; par leurs ouvertures, entre leurs colonnes doriques, ce que l’on aperçoit à l’intérieur, c’est le noir de dessous terre, l’obscurité sépulcrale ; cela leur donne la même expression que celle de ces têtes de mort qui ont en guise d’yeux des trous noirs, et ils ont l’air de regarder devant eux, éternellement, dans la sombre vallée. Non seulement ils sont tristes, mais ils font peur…

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Maintenant, nous allons traverser le lit du Cédron, par une sorte de petite chaussée, de petit pont d’une haute antiquité, qui n’a pas été détruit ; puis, sur l’autre versant, nous monterons par des sentiers jusqu’à la grande muraille d’en haut, pour rentrer dans Jérusalem.

– « La veille de la Passion, nous dit le Père blanc, lorsque le Christ, sortant de la ville, monta Gethsémani, il est au probable qu’il passa ici même, car vraisemblablement c’était autrefois le seul point où le torrent pouvait être franchi… »

Alors, nous nous arrêtons de nouveau, pour contempler mieux nos silencieux alentours. Les lueurs rouges sur Siloë viennent de s’éteindre ; on en voit traîner encore de derniers reflets, plus haut, sur les cimes. L’appel grêle des musettes de bergers s’est perdu dans le lointain ; le vent s’est levé et il fait froid.

Par une soirée de cette même saison, sur la fin d’un jour de printemps comme celui-ci, Jésus, à cet endroit même, a dû passer ! À la faveur de l’identité des lieux, de la saison et de l’heure, une évocation soudaine se fait dans nos esprits de cette montée du Christ au Gethsémani… La muraille du Temple – devenue celle du Haram-ech-Chérif – s’étendait là-haut, en ce temps-là comme aujourd’hui, découpée peut-être sur des nuages pareils ; ses assises inférieures, du reste, composées de grandes pierres salomoniennes, étaient celles que nous voyons encore, et son angle sud, qui domine si superbement l’abîme, se dressait dans le ciel à la même place ; tout cela seulement était plus grandiose, car ces murs du Temple, enfouis a présent de vingt-cinq mètres dans de prodigieux décombres, avaient jadis cent vingt pieds de haut, au lieu de cinquante, et devaient jeter dans la vallée une oppression gigantesque. Siloë sans doute était moins en ruine, et Ophel existait encore ; l’inouïe désolation annoncée par les prophètes n’avait pas commencé de planer sur Jérusalem. Mais il y avait la même lumière et les mêmes lignes d’ombre. Le vent des soirs de printemps amenait le même frisson et charriait les mêmes senteurs. Les plantes sauvages – petites choses si frêles et pourtant éternelles, qui finissent toujours par reparaître obstinément aux mêmes lieux, par-dessus les décombres des palais et des villes – étaient, comme maintenant, des cyclamens, des fenouils, des graminées fines, des asphodèles. Et le Christ, en s’en allant pour la dernière fois, put promener ses yeux, distraits des choses de la terre, sur ces milliers de petites anémones rouges, dont l’herbe des tombes est ici partout semée, comme de gouttes de sang.

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Contournant l’angle sud des murailles, nous rentrons dans Jérusalem par l’antique porte des Moghrabis. Personne non plus, à l’intérieur des remparts ; on croirait pénétrer dans une ville morte. Devant nous, ces ravins de cactus et de pierres qui séparent le mont Moriah des quartiers habités du mont Sion, – terrains vagues, où nous cheminons en longeant l’enceinte de cet autre désert, le Haram-ech-Chérif, qui jadis était le Temple.

C’est vendredi soir, le moment traditionnel où, chaque semaine, les Juifs vont pleurer, en un lieu spécial concédé par les Turcs, sur les ruines de ce temple de Salomon, qui « ne sera jamais rebâti ». Et nous voulons passer, avant la nuit, par cette place des Lamentations. Après les terrains vides, nous atteignons maintenant d’étroites ruelles, jonchées d’immondices, et enfin une sorte d’enclos, rempli du remuement d’une foule étrange qui gémit ensemble à voix basse et cadencée. Déjà commence le vague crépuscule. Le fond de cette place, entourée de sombres murs, est fermé, écrasé par une formidable construction salomonienne, un fragment de l’enceinte du Temple, tout en blocs monstrueux et pareils. Et des hommes en longues robes de velours, agités d’une sorte de dandinement général comme les ours des cages, nous apparaissent là vus de dos, faisant face à ce débris gigantesque, heurtant du front ces pierres et murmurant une sorte de mélopée tremblotante.

L’un d’eux, qui doit être quelque chantre ou rabbin, semble mener confusément ce chœur lamentable. Mais on le suit peu ; chacun, tenant en main sa bible hébraïque, exhale à sa guise ses propres plaintes.

Les robes sont magnifiques : des velours noirs, des velours bleus, des velours violets ou cramoisis, doublés de pelleteries précieuses. Les calottes sont toutes en velours noir, – bordées de fourrures à longs poils qui mettent dans l’ombre les nez en lame de couteau et les mauvais regards. Les visages, qui se détournent à demi pour nous examiner, sont presque tous d’une laideur spéciale, d’une laideur à donner le frisson : si minces, si effilés, si chafouins, avec de si petits yeux sournois et larmoyants, sous des retombées de paupières mortes !… Des teints blancs et roses de cire malsaine, et, sur toutes les oreilles, des tire-bouchons de cheveux, qui pendent comme les « anglaises » de 1830, complétant d’inquiétantes ressemblances de vieilles dames barbues.

Il y a des vieillards surtout, des vieillards à l’expression basse, rusée, ignoble. Mais il y a aussi quelques tout jeunes, quelques tout petits Juifs, frais comme des bonbons de sucre peint, qui portent déjà deux papillotes comme les grands, et qui se dandinent et pleurent de même, une bible à la main. Ce soir, du reste, ils sont presque tous des « Safardim », c’est-à-dire des Juifs revenus de Pologne, étiolés et blanchis par des siècles de brocantages et d’usure, sous les ciels du Nord ; très différents des « Ackenazim », qui sont leurs frères revenus d’Espagne ou du Maroc et chez lesquels on retrouve des teints bruns, d’admirables figures de prophètes.

En pénétrant dans ce cœur de la juiverie, mon impression est surtout de saisissement, de malaise et presque d’effroi. Nulle part je n’avais vu pareille exagération du type de nos vieux marchands d’habits, de guenilles et de peaux de lapin ; nulle part, des nez si pointus, si longs et si pâles. C’est chaque fois une petite commotion de surprise et de dégoût, quand un de ces vieux dos, voûtés sous le velours et la fourrure, se retourne à demi, et qu’une nouvelle paire d’yeux me regarde furtivement de côté, entre des papillotes pendantes et par-dessous des verres de lunette. Vraiment, cela laisse un indélébile stigmate, d’avoir crucifié Jésus ; peut-être faut-il venir ici pour bien s’en convaincre, mais c’est indiscutable, il y a un signe particulier inscrit sur ces fronts, il y a un sceau d’opprobre dont toute cette race est marquée…

Contre la muraille du temple, contre le dernier débris de leur splendeur passée, ce sont les lamentations de Jérémie qu’ils redisent tous, avec des voix qui chevrotent en cadence, au dandinement rapide des corps :

– À cause du temple qui est détruit, s’écrie le rabbin,

– Nous sommes assis solitaires et nous pleurons ! répond la foule,

– À cause de nos murs qui sont abattus,

– Nous sommes assis solitaires et nous pleurons !

– À cause de notre majesté qui est passée, à cause de nos grands hommes qui ont péri,

– Nous sommes assis solitaires et nous pleurons !

Et il y en a deux ou trois, de ces vieux, qui versent de vraies larmes, qui ont posé leur bible dans les trous des pierres, pour avoir les mains libres et les agiter au-dessus de leur tête en geste de malédiction.

Si les crânes branlants et les barbes blanches sont en majorité au pied du Mur des Pleurs, c’est que, de tous les coins du monde où Israël est dispersé, ses fils reviennent ici quand ils sentent leur fin proche, afin d’être enterrés dans la sainte vallée de Josaphat. Et Jérusalem s’encombre de plus en plus de vieillards accourus pour y mourir.

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En soi, cela est unique, touchant et sublime : après tant de malheurs inouïs, après tant de siècles d’exil et de dispersion, l’attachement inébranlable de ce peuple à une patrie perdue ! Pour un peu on pleurerait avec eux, – si ce n’étaient des Juifs, et si on ne se sentait le cœur étrangement glacé par toutes leurs abjectes figures.

Mais, devant ce Mur des Pleurs, le mystère des prophéties apparaît plus inexpliqué et plus saisissant. L’esprit se recueille, confondu de ces destinées d’Israël, sans précédent, sans analogue dans l’histoire des hommes, impossibles à prévoir, et cependant prédites, aux temps mêmes de la splendeur de Sion, avec d’inquiétantes précisions de détails.

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Ce soir est, paraît-il, un soir spécial pour mener deuil, car cette place est presque remplie. Et, à tout instant, il en arrive d’autres, toujours pareils, avec le même bonnet à poils, le même nez, les mêmes anglaises sur les tempes ; aussi sordides et aussi laids, dans d’aussi belles robes. Ils passent, tête baissée sur leur bible ouverte, et, tout en faisant mine de lire leurs jérémiades, nous jettent, de côté et en dessous, un coup d’œil comme une piqûre d’aiguille ; – puis vont grossir l’amas des vieux dos de velours qui se pressent le long de ces ruines du Temple : avec ce bourdonnement, dans le crépuscule, on dirait un essaim de ces mauvaises mouches, qui parfois s’assemblent, collées à la base des murailles.

– Ramène les enfants de Jérusalem !… Hâte-toi, hâte-toi, libérateur de Sion !…

Et les vieilles mains caressent les pierres, et les vieux fronts cognent le mur, et, en cadence, se secouent les vieux cheveux, les vieilles papillotes…

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Quand nous nous en allons, remontant vers la ville haute par d’affreuses petites ruelles déjà obscures, nous en croisons encore, des robes de velours et des longs nez, qui se dépêchent de descendre, rasant les murs pour aller pleurer en bas. Un peu en retard, ceux-là, car la nuit tombe ; – mais, vous savez, les affaires !… Et au-dessus des noires maisonnettes et des toits proches, apparaît au loin, éclairé des dernières lueurs du couchant, l’échafaudage des antiques petites coupoles dont le mont Sion est couvert.

En sortant de ce repaire de la juiverie, où l’on éprouvait malgré soi je ne sais quelles préoccupations puériles de vols, de mauvais œil et de maléfices, c’est un soulagement de revoir, au lieu des têtes basses, les belles attitudes arabes, au lieu des robes étriquées, les amples draperies nobles.

Puis, le canon tonne au quartier turc et c’est, ce soir, la salve annonciatrice de la lune nouvelle, de la fin du ramadan. Et Jérusalem, pour un temps, va redevenir plus sarrasine dans la fête religieuse du Baïram.

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