XIV

Samedi, 7 avril.

Un bruit de cloches d’église nous suit longtemps dans la campagne solitaire, tandis que nous nous éloignons à cheval, au frais matin, vers Jéricho, vers le Jourdain et la mer Morte. La ville sainte très promptement disparaît à nos yeux, cachée derrière le mont des Oliviers. Il y a çà et là des champs d’orges vertes, mais surtout des régions de pierres et d’asphodèles. Pas d’arbres nulle part. Des anémones rouges et des iris violets, émaillant les grisailles d’un pays tourmenté, tout en rochers et en déserts. Par des séries de gorges, de vallées, de précipices, nous suivons une pente lentement descendante : Jérusalem est par huit cents mètres d’altitude et cette mer Morte où nous allons est à quatre cents mètres au-dessous du niveau des autres mers.

S’il n’y avait la route carrossable sur laquelle nos chevaux marchent si aisément, on dirait presque, par instants, l’Idumée ou l’Arabie.

Elle est, du reste, pleine de monde aujourd’hui, cette route de Jéricho : des Bédouins sur des chameaux ; des bergers arabes menant des centaines de chèvres noires ; des bandes de touristes Cook, cheminant à cheval ou dans des chaises à mules ; des pèlerins russes, qui s’en reviennent à pied du Jourdain rapportant pieusement dans des gourdes l’eau du fleuve sacré ; des pèlerins grecs de l’île de Chypre, en troupes nombreuses sur des ânes ; des caravanes disparates, des groupements bizarres, que nous dépassons ou qui nous croisent.

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Midi bientôt. Les hautes montagnes du pays de Moab, qui sont au delà de la mer Morte et que, depuis Hébron, nous n’avons pas cessé de voir, au Levant, comme une diaphane muraille, semblent toujours aussi lointaines, bien que depuis trois heures nous marchions vers elles, – semblent fuir devant nous comme les visions des mirages. Mais elles se sont embrumées et assombries ; tout ce qui traînait de voiles légers au ciel, dans la matinée, s’est réuni et condensé sur leurs cimes, tandis que du bleu plus pur et plus magnifique s’étend au-dessus de nos têtes.

À mi-route de Jéricho, nous faisons la grande halte dans un caravansérail où il y a des Bédouins, des Syriens et les Grecs ; puis, nous remontons à cheval sous un ardent soleil.

De temps à autre, dans des gouffres béant au-dessous de nous, très loin en profondeur, le torrent du Cédron apparaît sous forme d’un filet d’écume d’argent ; son cours ici n’a pas été troublé comme sous les murs de Jérusalem et il s’en va rapidement vers la mer Morte, à demi caché au plus creux des abîmes.

Les plans de montagnes continuent de s’abaisser vers cette étrange et unique région, située au-dessous du niveau des mers et où sommeillent des eaux qui donnent la mort. Il semble qu’on ait conscience de ce qu’il y a d’anormal en ce dénivellement, par je ne sais quoi de singulier et d’un peu vertigineux que présentent ces perspectives descendantes.

De plus en plus tourmenté et grandiose, le pays maintenant nous rend presque des aspects du vrai désert. Mais il y manque l’impression des solitudes démesurées, qu’on n’éprouve pas ici. Et puis il y a toujours cette route tracée de mains d’hommes, et ces continuelles rencontres de cavaliers, de passants quelconques…

L’air est déjà plus sec et plus chaud qu’à Jérusalem, et la lumière devient plus magnifique, – comme chaque fois qu’on approche des lieux sans végétation.

Toujours plus dénudées, les montagnes, plus fendillées de sécheresse, avec des crevasses qui s’ouvrent partout comme de grands abîmes. La chaleur augmente à mesure que nous descendons vers ces rives de la mer Morte qui sont, en été, un des lieux les plus chauds du monde. Un morne soleil darde autour de nous, sur les rochers, les pierrailles, les calcaires pâles où courent des lézards par milliers ; tandis que, en avant là-bas, servant de fond à toutes choses, la chaîne du Moab se tient toujours, comme une muraille dantesque. Et aujourd’hui des nuées d’orage la noircissent et la déforment, cachant les cimes, ou bien les prolongeant trop haut sur le ciel en d’autres cimes imaginaires, et donnant l’effroi des chaos.

Dans certaine vallée profonde, où nous cheminons un moment, enfermés sans vue entre des parois verticales, quelques centaines de chameaux sont à paître, accrochés comme de grandes chèvres fantastiques au flanc des montagnes, – les plus haut perchés de la bande se découpant en silhouette sur le ciel.

Puis, nous sortons de ce défilé et les montagnes du Moab reparaissent, encore plus élevées maintenant et plus obscurcies de nuages. Sur ces fonds si sombres se détachent en très clair les premiers plans de ce pays désolé ; des sommets blanchâtres, et, tout auprès de nous, des blocs absolument blancs, dessinés avec une extrême dureté de contours par le brûlant soleil.

Vers trois heures, des régions élevées où nous sommes encore, nous découvrons en avant de nous la contrée plus basse que les mers et, comme si nos yeux avaient conservé la notion des habituels niveaux, elle nous semble, en effet, n’être pas une plaine comme les autres, mais quelque chose de trop descendu, de trop enfoncé, un grand affaissement de la terre, le fond d’un vaste gouffre où la route va tomber.

Cette contrée basse a des aspects de désert, elle aussi, des traînées grises, miroitantes, comme des champs de lave ou des affleurements de sel ; en son milieu, une nappe invraisemblablement verte, qui est l’oasis de Jéricho, – et, vers le sud, une étendue immobile, d’un poli de miroir, d’une teinte triste d’ardoise, qui commence et qui se perd au loin sans qu’on puisse la voir finir : la mer Morte, enténébrée aujourd’hui par tous les nuages des lointains, par tout ce qui pèse là-bas de lourd et d’opaque sur la rive du Moab.

Les quelques maisonnettes blanches de Jéricho peu à peu se dessinent, dans le vert de l’oasis, à mesure que nous descendons de nos sommets pierreux, inondés de soleil. On dirait à peine un village. Il n’y a plus vestige, paraît-il, des trois cités grandes et célèbres qui jadis se succédèrent à cette place et qui, à des âges différents, s’appelèrent Jéricho. Ces destructions, ces anéantissements si absolus des villes de Chanaan et de l’Idumée sont presque pour confondre la raison humaine. Vraiment, il faut que, sur tout cela, ait passé un bien puissant souffle de malédiction et de mort…

Quand nous sommes tout en bas dans la plaine, une accablante chaleur nous surprend ; on dirait que nous avons parcouru un chemin énorme du côté du sud, – et, tout simplement, nous sommes descendus de quelques centaines de mètres vers les entrailles de la terre : c’est à leur niveau abaissé que ces environs de la mer Morte doivent leur climat d’exception.

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Le Jéricho d’aujourd’hui se compose d’une petite citadelle turque ; de trois ou quatre maisons nouvelles, bâties pour les pèlerins et les touristes ; d’une cinquantaine d’habitations arabes en terre battue, à toitures de branches épineuses, et de quelques tentes bédouines. Alentour, des jardins où croissent de rares palmiers ; un bois d’arbustes verts, parcouru par de clairs ruisseaux ; des sentiers envahis par les herbages, ou des cavaliers en burnous caracolent sur des chevaux à longs crins. Et c’est tout. Au delà du bois commence aussitôt l’inhabitable désert ; et la mer Morte se tient là, très proche, étendant son linceul mystérieux au-dessus des royaumes engloutis de Gomorrhe et de Sodome. Elle est d’un aspect bien spécial, cette mer, et, ce soir, bien funèbre ; elle donne vraiment l’impression de la mort, avec ses eaux alourdies, plombées, sans mouvement, entre les déserts de ses deux rives où de grandes montagnes confuses se mêlent aux orages en suspens dans le ciel.

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