XXII

Dimanche, 15 avril.

Mon dernier jour à Jérusalem, la fin de ce décevant pèlerinage qui, d’heure en heure presque, s’est toujours de plus en plus glacé.

Je m’éveille sous l’impression pénible et dure de la précédente nuit, dans le sentiment, d’abord confus, de je ne sais quoi de fini, ou d’irrémissible, ou d’implacable… Et, de tous côtés, les messes sonnent, les carillons joyeux du dimanche emplissent l’air, – à la glorification de ce Christ que je n’ai pas su trouver. Dans les rues, éclairées au gai soleil du printemps, défilent des cortèges de petites filles allant aux églises sous la conduite des Sœurs, des bataillons de petits garçons en fez et en longue robe orientale, sous la conduite des Frères. Et les femmes chrétiennes de Jérusalem passent aussi, drapées à la turque dans des voiles blancs, et les femmes de Bethléem en hennin garni de pièces d’argent ou d’or, courant toutes où les cloches les appellent.

Maintenant, sous mes fenêtres, la rue entière vibre d’un même cri strident, comme poussé à la fois par des milliers de martinets en délire. Je reconnais ce cri d’allégresse commun à toutes les Mauresques et à toutes les Arabes, ce « you, you, you ! » sauvage dont elles accompagnent les danses et les fêtes. Mais c’est pour le Christ encore, cette fois. C’est un pèlerinage de femmes arrivées du fond de l’Abyssinie, qui font ce matin leur entrée dans la ville sainte et qui la saluent à pleine voix suivant la coutume antique. Vêtues comme les Bédouines du désert, de robes noires et de voiles noirs, elles s’avancent comme une funéraire théorie, comme une traînée de deuil sur les pavés ensoleillés. De minute en minute, elles reprennent leur grand cri aigu, et des prêtres de leur rite, noirs comme elles de robe et de visage, qui les attendaient sur le parcours, répondent chaque fois, avec un geste pour bénir : « Que votre retour soit heureux ! » Graves, concentrées dans leur rêve, elles marchent sans broncher sous les regards rieurs et imbéciles de quelques modernes touristes accoudés aux fenêtres. Je les suis des yeux longtemps, les fantômes à voix de crécelle : tout au bout de la rue là-bas, elles tournent, – et c’est au Saint-Sépulcre qu’elles vont tout droit, de leur pas délibéré et rapide, dans le premier élan de leur extase barbare.

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Avant de quitter Jérusalem, je veux aujourd’hui pénétrer une dernière fois dans l’enceinte sacrée des musulmans, revoir la merveilleuse mosquée d’Omar, en rester au moins – faute de mieux, hélas ! – sur le souvenir de cette splendeur.

En s’y rendant, il faut passer devant le Saint-Sépulcre, aux abords duquel, plus que jamais aujourd’hui, la foule se presse. Et, passant là, je veux y entrer aussi, pour l’adieu.

Mais, le péristyle franchi, quand je tente de contourner le grand kiosque de marbre, des soldats turcs en armes me barrent le passage. Ce sont eux qui maintiennent l’ordre ici, qui font respecter, le sabre à la main, les conventions séculaires entre les chrétiens des confessions ennemies. Et aujourd’hui, la place est aux Abyssins et aux Cophtes ; couvert d’ornements d’un archaïsme étrange, un évêque au visage noir officie pour des centaines de pèlerins noirs, qui chantent en voix suraiguë, en fausset de Muézin. Je n’ai le droit de regarder que de loin ce qui se passe devant les autels, mais tout cela est inquiétant, idolâtre et sauvage ; on dirait, dans les âges passés, le culte de quelque Isis ou de quelque Baal…

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Autant cette place du Saint-Sépulcre, constamment ouverte à tous, est étroite, écrasée et sombre, autant il y a d’espace, de vide et de silence, là-bas, autour de la mosquée bleue.

Depuis quinze jours que je n’étais venu dans ce désert de l’Enceinte Sacrée, le printemps y a travaillé beaucoup ; entre les vieilles dalles blanches, l’herbe a monté, les coquelicots et les marguerites ont fleuri avec une profusion nouvelle.

Aujourd’hui, sous les quelques arbres centenaires, groupés çà et là au hasard, sont assises à l’ombre, les pieds dans les fleurs, des femmes arabes qui, à notre approche, se voilent jusqu’aux yeux. Mais l’espace est si grand, que leur présence y est comme perdue, et c’est la solitude quand même.

Aux abords immédiats de la mosquée, où les dalles sont plus intactes, où l’herbe est moins haute et plus rare, il y a une morne réverbération de soleil sur le pavage blanc et sur les édicules secondaires, portiques ou mirhabs, dont le sanctuaire est entouré.

À cette plus grande lumière d’aujourd’hui, elle semble avoir vieilli, l’incomparable mosquée d’Omar. Elle garde toujours le brillant de ses marbres et de ses ors, les reflets changeants de ses mosaïques, les transparences de pierreries de ses verrières ; mais ses treize siècles se lisent, à je ne sais quoi de déjeté, de poussiéreux que le soleil accentue ; elle a l’éclat atténué des belles choses près de finir ; elle fait l’effet presque de ces vieux brocarts somptueux, qui tiennent encore, mais qu’on oserait à peine toucher.

Sous le grand rocher noir qui est au centre, on peut descendre, par des marches de marbre, dans une sorte de grotte obscure et infiniment sainte, à laquelle se rattache une légende mahométane sur l’ange Gabriel. La voûte, très basse, en est polie par le frottement des mains où des têtes humaines, – et là encore, on prend conscience d’années sans nombre.

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Les sanctuaires des musulmans ne causent jamais, comme les sanctuaires chrétiens, l’émotion douce qui amène les larmes ; mais ils conseillent les détachements apaisés et les résignations sages ; ils sont les asiles de repos où l’on regarde passer la vie avec l’indifférence de la mort.

En particulier, tout ce silencieux Haram-ech-Chérif, avec sa mélancolie et sa magnificence, est bien le lieu de rêve qui n’émeut pas, qui n’attendrit pas, mais qui seulement calme et enchante. Et, pour moi, il est le refuge qui convient le mieux aujourd’hui ; – de même que cet Islam vers lequel j’avais incliné jadis, pourrait, compris d’une certaine manière, devenir plus tard la forme religieuse extérieure, toute d’imagination et d’art, dans laquelle s’envelopperait mon incroyance.

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