XXI

Samedi, 14 avril.

Éveillé au son coutumier des trompettes turques, je reprends conscience de la vie au milieu du tapage d’un hôtel quelconque, portes qui battent, discussions rauques en allemand ou en anglais, malles que l’on traîne lourdement dans des corridors encombrés. Et c’est ici la ville sainte ! Et après-demain je la quitterai, pour n’y plus revenir, sans y avoir aperçu la lueur que j’avais souhaitée, sans y avoir trouvé même un instant de recueillement véritable…

Depuis ces derniers jours, dans ces clairvoyances navrées des matins, où je sens que tout m’échappe, de chers visages morts me réapparaissent comme pour me dire l’adieu suprême. Oh ! je vivais sans espérance pourtant, ou du moins il me le semblait, – comme à tant d’autres qui sont en cela mes frères : on s’imagine ne plus rien croire, mais tout au fond de l’âme subsiste encore obscurément quelque chose de la douce confiance des ancêtres. Et maintenant que le Christ est tout à fait inexistant, tout à fait perdu, les figures vénérées et chéries, qui s’étaient endormies en Lui, me font l’effet de s’en être allées à sa suite, de s’en être allées dans un recul plus effacé ; je les ai perdues, elles aussi, davantage, sous une plus définitive poussière. Après la vie, comme dans la vie, pour moi tout est fini plus inexorablement…

*

* *

Je dois passer mes heures d’aujourd’hui au milieu des représentants de cette attachante Arménie, dont l’histoire n’a cessé, depuis l’antiquité, d’être tourmentée et douloureuse.

Si le Trésor des Grecs est assez difficilement ouvert aux visiteurs, celui des Arméniens ne l’avait même jamais été jusqu’à ce jour ; et, pour obtenir qu’il nous fût montré, il a fallu les aimables instances de notre consul général auprès du bienveillant Patriarche.

Les concessions arméniennes, fortifiées comme des citadelles du moyen âge, occupent presque la moitié du mont Sion, dont l’autre partie, celle du levant, appartient aux Israélites.

Avant de commencer notre promenade dans ce quartier très spécial, nous voulons faire une visite de remerciement à Sa Béatitude le Patriarche, et, dans une salle de réception grande comme une salle de palais, on nous fait entrer pour l’attendre. Il arrive bientôt par une porte dont la tenture est soulevée presque rituellement par deux prêtres en capuchon noir, et il s’assied près de nous sur son trône. Il a une tête admirable sous l’austère capuchon de deuil, des traits fins d’une ascétique pâleur, une barbe blanche de prophète, des yeux et des sourcils d’un noir oriental. Dans son accueil, dans son sourire, dans toute sa personne, une grâce distinguée et charmante, et une nuance d’étrangeté asiatique. Au milieu de ce cérémonial et de ce lieu anciens, il a l’air d’un prélat des vieux temps. Il nous reçoit d’ailleurs à la turque, – avec le café, la cigarette et la traditionnelle confiture de roses.

En plus de l’église et des couvents, le quartier arménien renferme une immense et antique hôtellerie capable de contenir près de trois mille pèlerins, entre des murailles de trois ou quatre mètres d’épaisseur, avec des silos à provisions et une citerne pouvant fournir de l’eau pour quatre années : toutes les précautions de jadis contre les sièges, les surprises, les massacres.

L’église, où nous pénétrons en dernier lieu, est une des plus anciennes et des plus curieuses de Jérusalem. Près de sa porte extérieure, se trouve encore, pour appeler les fidèles, l’antique synamdre, avec lequel nous avions fait connaissance au couvent du Sinaï. Intérieurement, elle tient de la basilique byzantine, de la mosquée et aussi du palais arabe par le revêtement de précieuses faïences bleues qui recouvre toutes ses murailles et tous ses massifs piliers. Les trônes pour les patriarches, les petites portes des sacristies et des dépendances sont en mosaïques de nacre et d’écaille, d’un très vieux travail oriental. De la voûte, descendent des quantités d’œufs d’autruche, enchâssés dans de bizarres montures d’argent ciselé. Sur le maître-autel, pose un triptyque d’or fin à émaux translucides. Des tapis de Turquie, bleus, jaunes ou roses, étendent sur les dalles leur épaisse couche de velours. Et de grands voiles, tombant d’en haut, masquent les trois tabernacles du fond ; – on les change, nous dit-on, chaque semaine ; dans quelques jours, pour la fête de Pâques, figureront les plus somptueux ; en ce moment, ceux qui sont en place et sur lesquels se voient des séries de personnages hiératiques, ont été envoyés, il y a une centaine d’années, par des Arméniens de l’Inde.

*

* *

C’est là, devant le maître-autel, au milieu de ce décor archaïque et superbe, que des prêtres, au beau visage encadré d’un capuchon noir et d’une barbe noire, nous apportent une à une les pièces du Trésor.

Sans contredit, les Grecs possèdent au Saint-Sépulcre une bien plus grande profusion de richesses ; mais le Trésor des Arméniens se compose d’objets d’un goût plus rare. Missel à couverture d’or, offert il y a six cent cinquante ans par la reine de Silicie. Tiares d’or et de pierreries, d’un exquis arrangement. Mitres d’évêque garnies de perles et d’émeraudes. Et des étoffes, des étoffes de fées ; une surtout, d’un vieux rose cerise, brocart qui semble tout semé de cristaux de gelée blanche, tout givré d’argent, et qui est brodé de feuillages en perles fines avec fleurs en émeraudes et en topazes roses. De peur que ces choses ne se coupent à force de vieillesse, on les conserve roulées sur de longues bobines que les prêtres se mettent à deux pour apporter, les tenant chacun par un bout. Après des saluts au maître-autel, répétés chaque fois qu’ils entrent, ils étendent ces brocarts par terre, sur les tapis épais. – Et ce sont des scènes de moyen âge, ces respectueux déploiements d’étoffes, dans cet immobile sanctuaire, au milieu du miroitement bleu des faïences murales, – tandis qu’autour de nous des diacres, coiffés aussi de l’invariable capuchon noir, s’empressent aux préparatifs séculaires de la semaine sainte, accrochent des tentures aux piliers, font monter ou descendre, à l’aide de chaînettes d’argent, des lampes et des œufs d’autruche.

*

* *

À gauche, en entrant dans la basilique, une sorte de niche en marbre, comme creusée dans l’épaisseur du mur, est le lieu où fut décapité saint Jacques et où sa tête est gardée. (Son corps, comme on sait, est en Espagne, à Compostelle.)

Dans des chapelles secondaires, dans des recoins qui communiquent avec l’église par des petites portes de nacre, on nous fait visiter d’autres curieux tabernacles, d’un aspect singulier et presque hindou, voilés par des portières anciennes en velours de Damas ou en soie de Brousse. On nous y montre même des colonnes arrachées jadis à la mosquée d’Omar, et d’ailleurs très reconnaissables. À Jérusalem, où tout est confusion de débris et de splendeurs, ces échanges ne surprennent plus ; au fond de nos esprits, est assise la notion des tourmentes qui ont passé sur cette ville aujourd’hui au calme de la fin, la notion des bouleversements inouïs qui ont retourné vingt fois son vieux sol de cimetière…

Dans une sacristie, revêtue d’extraordinaires faïences sans âge, le prêtre d’Arménie qui nous guide, tout à coup s’exalte et s’indigne contre ce Khosroës II, le terrible, qui, afin de ne rien omettre dans ses destructions, passa cinq années ici à ruiner de fond en comble les églises, à briser tout ce qui ne pouvait être enlevé, qui emmena en captivité plus de cinq mille moines et emporta jusqu’au fond de la Perse la vraie croix. Comme c’est étrange, à notre époque, entendre quelqu’un qui frémit au souvenir de Khosroës !… Plus encore que cette mise en scène dont nous sommes ici entourés, cela nous fait perdre pour un instant toute notion du présent siècle.

*

* *

Suivant le cérémonial d’Orient, quand nous quittons la vieille basilique si vénérable, un jeune diacre nous attend à la porte pour nous verser, d’un vase d’argent à long col, de l’eau de roses dans les mains.

Vraiment en nous montrant, par exception, leur Trésor, ces aimables prêtres arméniens aux profils de camée nous ont donné là, pour bercer un moment nos déceptions infinies, une très charmante vision de passé, dans leur église de faïence et de nacre.

*

* *

Puisque je suis sur le mont Sion, je vais, jusqu’au coucher du soleil, errer chez ces juifs qui, surtout depuis les dernières persécutions russes, reviennent en masse vers Jérusalem.

C’est aujourd’hui le jour du sabbat, et le calme règne dans leur quartier sordide. Fermées, toutes les petites échoppes où se brocantent la guenille et la ferraille, et on n’entend plus le martelage coutumier des innombrables ferblantiers. Les belles robes de velours et les loques de fourrure qui sont sorties hier au soir des coffres, pour aller au Mur des Pleurs, circulent aujourd’hui au soleil d’avril. Plusieurs personnages en habit de fête se promènent, par les rues empestées et étroites, un livre de psaumes à la main.

La grande synagogue. – Dans la cour dont elle est entourée, jouent des enfants trop blancs et trop roses ; jolis quelquefois, mais l’œil trop futé, l’attitude trop sournoise ; déjà l’air d’avoir conscience de l’opprobre héréditaire et de couver des rancunes contre les chrétiens. Leurs cheveux blonds sont tondus ras, excepté au-dessus des tempes où ont été respectées ces mèches qui deviendront plus tard les traditionnelles papillottes, mais qui pour le moment leur font des oreilles d’épagneul.

On éprouve presque un sentiment de pitié, quand, après toutes ces magnificences des églises, on regarde ce pauvre sanctuaire à l’abandon. Des bancs déserts ; des murs simplement plâtrés, dont le crépissage tombe. Quelques vieilles barbes, quelques vieilles papillottes grises sommeillent dans des coins, sous leurs bonnets à long poil ; d’autres, qui lisaient leur bible à demi-voix chantonnante, en se dandinant comme des ours, nous jettent un regard faux, qui semble glisser le long de leur nez mince. On entre ici le chapeau sur la tête, et le janissaire qui m’escorte y prend une expression de superbe insolence. Des moineaux, nullement gênés par le chevrotement des prières, vont et viennent, apportent des brins de laine et de paille pour leurs nids, qui se construisent au-dessus même du tabernacle, dans les fleurons dorés du couronnement ; ils sont tout ce qu’il y a d’un peu gracieux dans ce temple lamentable. Le soleil printanier, qui tombe à flots au dehors sur les immondices des pavés, sur le bois centenaire des devantures closes, entre ici comme à regret, avec un rayonnement triste sur ces quelques vilains vieillards et sur toutes ces places vides.

*

* *

Cette nuit qui vient, – et qui est presque la dernière, puisque je quitte après-demain matin Jérusalem, – je veux pourtant la consacrer au Gethsémani, bien que je sois plus que jamais sans espoir à présent…

Depuis tant d’années, j’y avais songé, à une nuit passée là, dans le recueillement solitaire !… Longtemps, après le triste exode de ma foi, j’avais fondé encore sur ce lieu unique je ne sais quelle espérance irraisonnée ; il m’avait semblé qu’au Gethsémani je serais moins loin du Christ ; que, s’il avait réellement triomphé de la mort, ne fût-ce que comme une âme humaine très grande et très pure, là peut-être plutôt qu’ailleurs ma détresse serait entendue et j’aurais quelque manifestation de lui… Et j’y vais ce soir avec un cœur de glace et de fer ; j’y vais par acquit de conscience envers moi-même, uniquement pour accomplir une chose depuis très longtemps rêvée.

*

* *

Il est onze heures environ, quand je me mets en route, et la lune est haute. Aller là-bas tout à fait seul est impossible, même avec un revolver à la ceinture ; il faut, à côté de moi, un janissaire armé, non pas seulement pour les dangers nocturnes auxquels je ne crois guère, mais à cause des abords défendus du Haram-ech-Chérif par où je dois passer, à cause des portes de la ville qui sont fermées et qui ne peuvent s’ouvrir que sur un ordre du pacha, régulièrement transmis.

Descendant par la Voie Douloureuse, nous traversons d’abord tout Jérusalem, silencieux, obscur et désert. Les maisons sont closes. Dans l’ombre des rues voûtées, tremblent de loin en loin quelques lanternes fumeuses ; ailleurs, les rayons de la lune tombent, découpant des blancheurs sur les pavés, sur les ruines. Le long de notre chemin, personne, que deux ou trois soldats turcs attardés, rentrant aux casernes. Rien que le bruit de nos pas, exagéré sur les pierres sonores, et le cliquetis du long sabre à fourreau d’argent que le janissaire traîne.

Il me parle en turc, le janissaire : « Jérusalem, tu vois, le soir, c’est un pays de pauvres, il n’y a rien. Pour nous, les musulmans, il y a ceci… (Et son geste indique l’Enceinte Sacrée, la mosquée d’Omar, dont nous approchons.) Pour loi, chrétien, il y a le Saint-Sépulcre. Mais c’est tout. Le reste ne vaut pas qu’on le compte. Tu le vois, le soir, il n’y a rien. »

Dans ce quartier interdit aux chrétiens qui avoisine la sainte mosquée, le janissaire parlemente avec les sentinelles de nuit, – et nous passons.

Descendant toujours, nous voici, dans le noir d’une voûte de pierres, arrivés à cette porte de la ville qui donne sur la vallée des morts ; les chrétiens l’appellent porte Saint-Étienne, et les Arabes, porte de Madame-Marie. Elle est fermée naturellement, et dure à ouvrir, lourde, bardée de fer. Deux des sentinelles du poste de nuit, que le janissaire réveille, la font tourner sur ses gonds énormes. Lentement elle s’ouvre, en grinçant dans tout ce silence, – et alors, de l’obscurité où nous sommes, c’est, dans un éblouissement, la soudaine apparition d’un immense et immobile pays spectral, tout de blancheurs, tout de pierres blanches sous des flots d’une vague lumière blanche : la vallée de Josaphat et le Gethsémani, figés sous la lune de minuit !…

Au-dessous de nous, la vallée se creuse, remplie du peuple infini des tombes, et en face, sur le versant opposé au nôtre, le Gethsémani monte ; dans tout ce blanc de la montagne, les oliviers se dessinent en taches noires, les cyprès en larmes noires ; les couvents s’étagent ; la grande église russe, avec ses coupoles de Kremlin qui se superposent, a pris, dans l’éloignement et sous la lune, un air de pagode indoue ; l’ensemble, enveloppé de rayons pâles, est charmant cette nuit comme une vision asiatique, mais n’évoque aucune pensée chrétienne. Et c’est un peu plus loin, là-bas, en dehors de tous ces enclos de prêtres et de moines, que j’ai souhaité d’aller…

Mais, au dernier moment, une crainte toujours plus grande m’éloigne de ce lieu, où je sens que je ne trouverai rien. Pour retarder encore l’instant des dernières déceptions désolées, je vais d’abord errer longuement dans tout ce silence, suivre au hasard le lit du Cédron, attendre que peut-être un peu plus d’apaisement recueilli descende enfin en moi-même…

*

* *

Au cœur de la vallée, à présent, nous arrivons devant les trois grands monolithes d’Absalon, de saint Jacques et de Josaphat, au pied de ces assises de roches dans lesquels ils ont été taillés et où s’ouvrent, béantes, tant d’entrées de sépulcres. Tout ce lugubre ensemble s’avance et se dresse, sous la blanche lune, avec des contours nets et cassants ; on dirait des choses depuis longtemps finies, desséchées, qui ne tiennent qu’à force de tranquillité dans l’air, comme ces momies qu’un souffle suffit à émietter… Vallée de la mort, sol rempli d’os et de poussière d’hommes, temple silencieux du néant, où le son même des trompettes apocalyptiques ne pourrait plus que se glacer et mourir… Et tandis que nous subissons l’oppression des alentours, tandis qu’un effroi immobilisant sort d’entre les colonnes funéraires, monte des profonds trous noirs, voici que, de l’un des grands tombeaux, s’échappe aussi tout à coup le bruit d’une toux humaine, qui semble partie de très loin et de très bas, grossie et répercutée dans des sonorités de dessous terre… Le janissaire s’arrête, frémissant de peur, – et il est pourtant un brave, qui a eu le cou traversé de balles, aux côtés du grand Osman Pacha, le Ghazi, à la glorieuse défense de Plevna. « Oh ! dit-il, il y a des hommes couchés là dedans !… On me retrouverait fou, moi, le lendemain matin… Quels hommes faut-il qu’ils soient, mon Dieu, pour dormir là !… » Sans doute, tout simplement des Bédouins bergers, remisés dans ces vieux sépulcres vides avec leurs moutons ; mais il doit s’imaginer des vampires, des sorciers évocateurs de spectres. Et c’était si imprévu, d’ailleurs, au milieu de ce silence, que j’en ai tremblé comme lui.

*

* *

Allons, l’heure passe. Il est déjà plus tard, sans doute, qu’il n’était quand le Christ fit là-haut sa prière d’agonie, puisque, vers minuit, il fut saisi par la troupe armée. Remontons lentement vers le Gethsémani…

Toujours rien, cependant, au fond de mon âme attentive et anxieuse ; rien que la vague influence de la lune et des tombes, l’instinctif effroi de tout ce pays blanc…

Des fanaux arrivent là- bas, une vingtaine au moins ; des gens viennent de la direction d’Ophel et se hâtent, courant presque… Nous n’avions prévu personne cependant, à de telles heures. « Ah ! dit le janissaire avec dégoût, des juifs !… Ils viennent enterrer un mort ! » En effet, je reconnais ces silhouettes spéciales, ces longues robes étriquées et ces bonnets de fourrure. (On sait que chez eux c’est l’usage, à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, de faire disparaître tout de suite, comme chose immonde, les cadavres à peine froids.) Et ils se dépêchent, comme des gens qui accompliraient clandestinement une mauvaise besogne, d’enfouir celui-là.

*

* *

Et enfin, après tant d’hésitations qui ont allongé ma route, c’est le Gethsémani maintenant, ses oliviers et ses tristes pierres. Près du couvent endormi des Franciscains, je suis monté et je m’arrête, dans un lieu que les hommes destructeurs ont laissé à peu près tel qu’il a dû être aux anciens jours.

Je dis au janissaire, pour être seul : « Assieds-toi et reste là ; tu m’attendras un peu longtemps, une heure peut-être, jusqu’à ce que je t’appelle. » Puis, je m’éloigne de lui assez pour ne plus le voir et, contre les racines d’un olivier, je m’étends sur la terre.

Cependant, aucun sentiment particulier ne se dégage encore des choses. C’est un endroit quelconque, un peu étrange seulement.

En même temps que moi, ont semblé monter, là-bas en face, sur le versant opposé de la vallée des morts, les murailles de Jérusalem ; le ravin, au fond duquel passe le Cédron, m’en sépare ; le ravin, ce soir vaporeux et blanc, sous l’excès des rayons lunaires ; et, au-dessus de ces bas-fonds d’un aspect de nuages, ces murailles se tiennent à la même hauteur que le lieu où je suis, suspendues, dirait-on, et chimériques. – D’ici, pendant la nuit d’agonie, le Christ dut les regarder ; sur le ciel, elles traçaient leur pareille grande ligne droite ; moins crénelées sans doute, en ces temps, parce qu’elles n’étaient pas sarrasines, et dépassées par le faîte de ce temple merveilleux et dominateur que nous n’imaginons plus. Cette nuit, au-dessus de leurs créneaux, n’apparaît ni une habitation humaine ni une lumière ; mais seul le dôme de la mosquée d’Omar, sur lequel la lune jette des luisants bleuâtres et que le croissant de Mahomet surmonte. Près de moi, dans mes alentours immédiats, c’est l’absolue solitude ; c’est la montagne pierreuse, qui participe à l’immense rayonnement blanc du ciel, qui est comme pénétrée de lumière de lune et où les rares oliviers projettent leurs ombres en grêles petits dessins noirs.

La clameur des chiens de Jérusalem, qui la nuit est incessante comme dans toutes les villes turques, s’entendait à peine d’en bas, du fond de la vallée ; mais ici elle m’arrive, lointaine, sonore et légère ; des échos sans doute la déplacent, car elle semble partir d’en haut, tomber du ciel. Et de temps à autre s’y mêle le cri plus rapproché, l’appel en sourdine d’un oiseau nocturne.

*

* *

Contre l’olivier, mon front lassé s’appuie et se frappe. J’attends je ne sais quoi d’indéfini que je n’espère pas, – et rien ne vient à moi, et je reste le cœur fermé, sans même un instant de détente un peu douce, comme au Saint-Sépulcre le jour de l’arrivée.

Pourtant, ma prière inexprimée était suppliante et profonde, – et j’étais venu de « la grande tribulation », de l’abîme d’angoisse…

Non, rien ; personne ne me voit, personne ne m’écoute, personne ne me répond…

J’attends, – et les instants passent, et c’est l’évanouissement des derniers espoirs confus, c’est le néant des néants où je me sens tomber…

*

* *

Alors, la voix brusque tout à coup, et presque mauvaise, j’appelle le janissaire qui docilement veillait là-bas : « Viens, c’est fini, rentrons ! »

Et, l’âme plus déçue, vide à jamais, amère et presque révoltée, je redescends vers la vieille porte garnie de fer, pour rentrer dans Jérusalem,

*

* *

Les soldats de garde l’avaient laissée entr’ouverte, cette porte, à cause de nous, et j’y passe le premier, poussant un peu de l’épaule le battant lourd.

Le factionnaire alors, tiré en sursaut de quelque somnolent rêve, me met la main au collet et jette le cri d’alarme, tandis que je me retourne, dans un mouvement de défense irréfléchie, pour le prendre à la gorge, me sentant d’ailleurs en ce moment irrité et dur, prêt à toutes les instinctives violences. Pendant deux indécises secondes, nous nous maintenons ainsi dans l’obscurité. Les hommes du poste accourent et le janissaire intervient. De part et d’autre, on se reconnaît et on sourit. Vu à la lueur d’un fanal qu’on apporte, il a l’air naïf et bon, ce soldat turc qui m’a arrêté. Il s’excuse, craignant que je ne fasse une plainte ; mais je lui tends la main au contraire : c’est moi qui suis dans mon tort ; j’aurais dû laisser le janissaire me précéder avec le mot de passe.

En pleine nuit, nous remontons au quartier de Jaffa, par cette longue Voie Douloureuse, qui n’est plus pour moi qu’une rue quelconque, un peu plus sinistre que les autres, dans une vieille ville d’Orient.

Share on Twitter Share on Facebook