MUO-FARÉ
Un beau soir de l’hiver austral, – le 12 juin 1872, – il y eut grande réception chez nous : c’était le muo-faré (la consécration du logis). – Nous donnions un grand amurama, un souper et un thé. – Les convives étaient nombreux, et deux Chinois avaient été enrôlés pour la circonstance, gens habiles à composer des pâtisseries fines, au gingembre, – et à construire des pièces montées d’un aspect fantastique.
Au nombre des invités étaient d’abord John, mon frère John, qui passait au milieu des fêtes de là-bas comme une belle figure mystique, inexplicable pour les Tahitiennes qui jamais ne trouvaient le chemin de son cœur, ni le côté vulnérable de sa pureté de néophyte.
Il y avait encore Plumket, dit Remuna, – le prince Touinvira, le plus jeune fils de Pomaré, – et deux autres initiés du Rendeer. – Et puis toute la bande de voluptueuse des suivantes de la cour, Faïmana, Téria, Maramo, Raouéra, Tarahu, Eréré, Taouna, jusqu’à la noire Tétouara.
Rarahu avait oublié sa rancune de petite fille contre toutes ces femmes, maintenant qu’elle allait en maîtresse leur faire les honneurs du logis ; – absolument comme Louis XII, roi de France, oublia les injures du duc d’Orléans.
Aucun des invités ne manqua au rendez-vous, et le soir, à onze heures, la case fut remplie de jeunes femmes en tunique de mousseline, couronnées de fleurs, buvant gaîment du thé, des sirops, de la bière, croquant du sucre et des gâteaux, et chantant des himéné.
Dans le courant de la soirée, il se produisit un incident bien regrettable, au point de vue du décorum anglais. Le grand chat de Rarahu, apporté le matin même d’Apiré et qu’on avait par prudence enfermé dans une armoire, fit une brusque apparition sur la table, effaré, poussant des cris de désespoir, chavirant les tasses et sautant aux vitres.
Sa petite maîtresse l’embrassa tendrement et le réintégra dans son armoire. – L’incident fut clos de cette manière et, quelques jours plus tard, ce même Turiri, complètement apprivoisé, devint un chat citadin, des mieux éduqués et des plus sociables.
A ce souper sardanapalesque, Rarahu était déjà méconnaissable ; elle portait une toilette nouvelle, une belle tapa de mousseline blanche à traîne qui lui donnait fort grand air ; elle faisait les honneurs de chez elle avec aisance et grâce, – s’embrouillant un peu par instants, et rougissant après, mais toujours charmante. – On me complimentait sur ma maîtresse ; les femmes elles-mêmes, Faïmana la première, disaient : « Merahi menehenehé ! » (Qu’elle est jolie !) John était un peu sérieux, et lui souriait tout de même avec bienveillance. – Elle rayonnait de bonheur ; c’était son entrée dans le monde des jeunes femmes de Papeete, entrée brillante qui dépassait tout ce que son imagination d’enfant avait pu concevoir et désirer.
C’est ainsi que joyeusement elle franchit le pas fatal. Pauvre petite plante sauvage, poussée dans les bois, elle venait de tomber comme bien d’autres dans l’atmosphère malsaine et factice où elle allait languir et se faner.