JOURS ENCORE PAISIBLES
Nos jours s’écoulaient très doucement, au pied des énormes cocotiers qui ombrageaient notre demeure.
Se lever chaque matin, un peu après le soleil ; franchir la barrière du jardin de la reine ; et là, dans le ruisseau du palais, sous les mimosas, prendre un bain fort long, – qui avait un charme particulier, dans la fraîcheur de ces matinées si pures de Tahiti.
Ce bain se prolongeait d’ordinaire en causeries nonchalantes avec les filles de la cour, et nous menait jusqu’à l’heure du repas de midi. – Le dîner de Rarahu était toujours très frugal ; comme autrefois à Apiré, elle se contentait des fruits cuits de l’arbre-à-pain, et de quelques gâteaux sucrés que les Chinois venaient chaque matin nous vendre.
Le sommeil occupait ensuite la plus grande partie de nos journées. – Ceux-là qui ont habité sous les tropiques connaissent ce bien-être énervant du sommeil de midi. – Sous la véranda de notre demeure, nous tendions des hamacs d’aloès, et là nous passions de longues heures à rêver ou à dormir, au bruit assoupissant des cigales.
Dans l’après-midi, c’était généralement l’amie Téourahi que l’on voyait arriver, pour jouer aux cartes avec Rarahu. – Rarahu, qui s’était fait initier aux mystères de l’écarté, aimait passionnément, comme toutes les Tahitiennes, ce jeu importé d’Europe ; et les deux jeunes femmes, assises l’une devant l’autre sur une natte, passaient des heures, attentives et sérieuses, absolument captivées par les trente-deux petites figures peintes qui glissaient entre leurs doigts.
Nous avions aussi la pêche au corail sur le récif. – Rarahu m’accompagnait souvent en pirogue dans ces excursions, où nous fouillions l’eau tiède et bleue, à la recherche de madrépores rares ou de porcelaines. – Il y avait toujours dans notre jardin inculte, sous les broussailles d’orangers et de gardénias, des coquilles qui séchaient, des coraux qui blanchissaient au soleil, mêlant leur ramure compliquée aux herbes et aux pervenches roses…
C’était là cette vie exotique, tranquille et ensoleillée, cette vie tahitienne telle que jadis l’avait menée mon frère Rouéri, telle que je l’avais entrevue et désirée, dans ces étranges rêves de mon enfance qui me ramenaient sans cesse vers ces lointains pays du soleil. – Le temps s’écoulait, et tout doucement se tissaient autour de moi ces mille petits fils inextricables, faits de tous les charmes de l’Océanie, qui forment à la longue des réseaux dangereux, des voiles sur le passé, la patrie et la famille, – et finissent par si bien vous envelopper qu’on ne s’échappe plus…
… Rarahu chantait beaucoup toujours. Elle se faisait différentes petites voix d’oiseau, tantôt stridentes, tantôt douces comme des voix de fauvettes, et qui montaient jusqu’aux plus extrêmes de la gamme. – Elle était restée un des premiers sujets du chœur d’himéné d’Apiré…
De son enfance passée dans les bois, elle avait conservé le sentiment d’une poésie contemplative et rêveuse ; elle traduisait ses conceptions originales par des chants ; elle composait des himéné dont le sens vague et sauvage resterait inintelligible pour des Européens auxquels on chercherait à les traduire. – Mais je trouvais à ces chants bizarres un singulier charme de tristesse, – surtout quand ils s’élevaient doucement dans le grand silence des midis d’Océanie…
Quand venait le soir, Rarahu s’occupait généralement de préparer ses couronnes de fleurs pour la nuit. – Mais rarement elle les composait elle-même ; il y avait certains Chinois en renom qui savaient en fabriquer de très extraordinaires ; avec des corolles et des feuilles de vraies fleurs combinées ensemble, ils arrivaient à produire des fleurs nouvelles et fantastiques, – vraies fleurs de potiches, empreintes d’une grâce artificielle et chinoise…
Les fleurs de gardénia blanc, à l’odeur ambrée, étaient toujours employées à profusion dans ces grandes couronnes singulières, qui étaient le principal luxe de Rarahu.
Un autre objet de parure, plus habillé que la simple couronne de fleurs, était la couronne de piia, faite d’une paille fine et blanche comme la paille de riz, et tressée par les mains des Tahitiennes avec une délicatesse et un art infinis. Sur la couronne de piia, se posait le reva-reva (de reva-reva, flotter) qui complétait cette coiffure des fêtes, et s’éployait comme un nuage, au moindre souffle du vent…
Les reva-reva sont de grosses touffes de rubans transparents et impalpables, d’une nuance d’or vert, que les Tahitiennes retirent du cœur des cocotiers.
La nuit venue, quand Rarahu était parée, et que ses grands cheveux étaient dénoués, nous partions ensemble pour la promenade. Nous allions circuler avec la foule devant les échoppes illuminées des marchands chinois, dans la grande rue de Papeete, ou bien faire cercle au clair de lune, autour des danseuses de upa-upa.
De bonne heure nous rentrions au logis, et Rarahu, qui se mêlait rarement aux plaisirs des autres jeunes femmes, était réputée partout pour une petite fille très sage…
C’était encore pour nous deux une époque de tranquille bonheur, et cependant ce n’étaient plus nos jours de paix profonde, d’insouciante gaîté des bois de Fataoua…
C’était quelque chose de plus troublé et de plus triste. – Je l’aimais davantage, parce qu’elle était seule au monde, parce que pour le peuple de Papeete elle était ma femme. – Les habitudes douces de la vie à deux nous unissaient plus étroitement chaque jour, et cependant cette vie qui nous charmait n’avait point de lendemain possible, elle allait se dénouer bientôt par le départ et la séparation…
… Séparation des séparations, qui mettrait entre nous les continents et les mers, et l’épaisseur effroyable du monde…