XIV

Rarahu portait le costume du pays, les tuniques libres et sans taille appelées tapa. Les siennes, qui étaient longues et traînantes, avaient une élégance presque européenne.

Elle savait déjà distinguer certaines coupes nouvelles de manches ou de corsage, certaines façons laides ou gracieuses. Elle était déjà une petite personne civilisée et coquette.

Dans le jour, elle se coiffait d’un large chapeau en paille blanche et fine de Tahiti, qu’elle mettait tout en avant sur ses yeux ; sur le fond, plat comme le fond d’un chapeau de marin, elle posait une couronne de feuilles naturelles ou de fleurs.

Elle était devenue plus pâle, à l’ombre, en vivant de la vie citadine. Sans le léger tatouage de son front, sur lequel les autres la raillaient et que moi j’aimais, on eût dit une jeune fille blanche. Et cependant, sous certains jours, il y avait sur sa peau des reflets fauves, des teintes exotiques de cuivre rose, qui rappelaient encore la race maorie, sœur des races peau rouge de l’Amérique.

Dans le monde de Papeete, elle se posait et s’affirmait de plus en plus comme la sage et indiscutable petite femme de Loti ; et aux soirées du gouvernement, la reine me disait en me tendant la main :

Loti, comment va Rarahu ?

Dans la rue, on la remarquait quand elle passait ; les nouveaux venus de la colonie s’informaient de son nom ; à première vue même, on était captivé par ce regard si expressif, par ce fin profil et ces admirables cheveux.

Elle était plus femme aussi, sa taille parfaite était plus formée et plus arrondie. Mais ses yeux se cernaient par instants d’un cercle bleuâtre, et une toute petite toux sèche, comme celle des enfants de la reine, soulevait de temps en temps sa poitrine.

Au moral, une grande et rapide transformation s’accomplissait en elle, et j’avais peine à suivre l’évolution de son intelligence. Elle était assez civilisée déjà pour aimer quand je l’appelais « petite sauvage », pour comprendre que cela me charmait, et qu’elle ne gagnerait rien à copier la manière des femmes blanches.

Elle lisait beaucoup dans sa Bible, et les promesses radieuses de l’Évangile lui causaient des extases ; elle avait des heures de foi ardente et mystique ; son cœur était rempli de contradictions, on y trouvait les sentiments les plus opposés, confondus et pêle-mêle ; elle n’était jamais deux jours de suite la même créature.

Elle avait quinze ans à peine ; ses notions sur toutes choses étaient fausses et enfantines ; son extrême jeunesse donnait un grand charme à toute cette incohérence de ses idées et de ses conceptions.

Dieu sait que, dans les limites de ma faible foi, je la dirigeais avec amour vers tout ce qui me semblait bon et honnête. Dieu sait que jamais un mot ni un doute de ma part ne venaient ébranler sa confiance naïve dans l’éternité et la rédemption, et bien qu’elle ne fût que ma maîtresse, je la traitais un peu comme si elle eût été ma femme.

Mon frère John passait une partie de ses journées auprès de nous ; quelques amis européens, du Rendeer ou du personnel colonial français, nous visitaient souvent aussi, dans notre case paisible : on se trouvait bien chez nous… La plupart d’entre eux n’entendaient pas le tahitien ; mais la petite voix douce et le frais sourire de Rarahu charmaient ceux qui ne savaient pas comprendre son langage ; tous l’aimaient et la distinguaient comme une personnalité à part, ayant droit aux mêmes égards qu’une femme blanche.

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