Un peu après le coucher du soleil, je devais prendre le quart, et je montai sur la passerelle. Le grand air vif, la brise qui me fouettait le visage, me ramenèrent aux notions précises de la vie réelle, au sentiment complet du départ.
Celui que je remplaçais pour le service de nuit, c’était John B…, mon cher frère John, dont l’affection douce et profonde était depuis longtemps mon grand recours dans les douleurs de la vie :
– Deux terres en vue, Harry, me dit John, en me rendant le quart ; elles sont là-bas derrière nous ; et je n’ai pas besoin de te les nommer, tu les connais…
Deux silhouettes lointaines, deux nuages à peine visibles à l’horizon : l’île de Tahiti, et l’île de Moorea…
John resta près de moi jusqu’à une heure avancée de la soirée ; je lui contai ma soirée de la veille, il savait seulement que j’avais fait la nuit une longue course, que je lui cachais quelque chose de triste et d’inattendu. J’avais perdu l’habitude des larmes, mais depuis la veille j’avais besoin de pleurer ; dans l’obscurité du banc de quart, personne ne le vit que mon frère John : auprès de lui je pleurai là comme un enfant.
La mer était grosse, et le vent nous poussait rudement dans la nuit noire. C’était comme un réveil, un retour au dur métier des marins, après une année d’un rêve énervant et délicieux, dans l’île la plus voluptueuse de la terre…
…Deux silhouettes lointaines, deux nuages à peine visibles à l’horizon : l’île de Tahiti et l’île de Moorea…
L’île de Tahiti, où Rarahu veille à cette heure en pleurant dans ma case déserte, – dans ma chère petite case que battent la pluie et le vent de la nuit, – et l’île de Moorea qu’habite Taamari, l’enfant qui a « le front et les yeux de mon frère… »
Cet enfant qui est le fils aîné de la famille, qui ressemble à mon frère Georges, quelque chose étrange ! c’est un petit sauvage, il s’appelle Taamari ; le foyer de la patrie lui sera toujours inconnu, et ma vieille mère ne le verra jamais. Pourtant cette pensée me cause une tristesse douce, presque une impression consolante. Au moins, tout ce qui était Georges n’est pas fini, n’est pas mort avec lui…
Moi aussi, qui serai bientôt peut-être fauché par la mort dans quelque pays lointain, jeté dans le néant ou l’éternité, moi aussi, j’aimerais revivre à Tahiti, revivre dans un enfant qui serait encore moi-même, qui serait mon sang mêlé à celui de Rarahu ; je trouverais une joie étrange dans l’existence de ce lien suprême et mystérieux entre elle et moi, dans l’existence d’un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une même créature…
Je ne croyais pas tant l’aimer, la pauvre petite. Je lui suis attaché d’une manière irrésistible et pour toujours ; c’est maintenant surtout que j’en ai conscience. Mon Dieu, que j’aimais ce pays d’Océanie ! J’ai deux patries maintenant, bien éloignées l’une de l’autre, il est vrai ; – mais je reviendrai dans celle-ci que je viens de quitter, et peut-être y finirai-je ma vie…