Tahiti la délicieuse, cette reine polynésienne, cette île d’Europe au milieu de l’Océan sauvage, – la perle et le diamant du cinquième monde.
(Dumont D’Urville.)
La scène se passait chez la reine Pomaré, en novembre 1872.
La cour, qui est le plus souvent pieds nus, étendue sur l’herbe fraîche ou sur les nattes de pandanus, était en fête ce soir-là, et en habits de luxe.
J’étais assis au piano, et la partition de l’Africaine était ouverte devant moi. Ce piano, arrivé le matin, était une innovation à la cour de Tahiti ; c’était un instrument de prix qui avait des sons doux et profonds, – comme des sons d’orgue ou de cloches lointaines, – et la musique de Meyerbeer allait pour la première fois être entendue chez Pomaré.
Debout près de moi, il y avait mon camarade Randle, qui laissa plus tard le métier de marin pour celui de premier ténor dans les théâtres d’Amérique, et eut un instant de célébrité sous le nom de Randetti, jusqu’au moment où, s’étant mis à boire, il mourut dans la misère.
Il était alors dans toute la plénitude de sa voix et de son talent, et je n’ai entendu nulle part de voix d’homme plus vibrante et plus délicieuse. Nous avons charmé à nous deux bien des oreilles tahitiennes, dans ce pays où la musique est si merveilleusement comprise par tous, même par les plus sauvages.
Au fond du salon – sous un portrait en pied d’elle-même, où un artiste de talent l’a peinte il y a quelque trente ans, belle et poétisée – était assise la vieille reine, sur son trône doré, capitonné de brocart rouge. Elle tenait dans ses bras sa petite fille mourante, la petite Pomaré V, qui fixait sur moi ses grands yeux noirs, agrandis par la fièvre.
La vieille femme occupait toute la largeur de son siège par la masse disgracieuse de sa personne. Elle était vêtue d’une tunique de velours cramoisi ; un bas de jambe nue s’emprisonnait tant bien que mal dans une bottine de satin.
A côté du trône, était un plateau rempli de cigarettes de pandanus.
Un interprète en habit noir se tenait debout près de cette femme, qui entendait le français comme une Parisienne, et qui n’a jamais consenti à en prononcer seulement un mot.
L’amiral, le gouverneur et les consuls étaient assis près de la reine.
Dans cette vieille figure ridée, brune, carrée, dure, il y avait encore de la grandeur ; il y avait surtout une immense tristesse, – tristesse de voir la mort lui prendre l’un après l’autre tous ses enfants frappés du même mal incurable, – tristesse de voir son royaume, envahi par la civilisation, s’en aller à la débandade, – et son beau pays dégénérer en lieu de prostitution…
Des fenêtres ouvertes donnaient sur les jardins ; – on voyait par là s’agiter plusieurs têtes couronnées de fleurs, qui s’approchaient pour écouter : toutes les suivantes de la cour, Faïmana, coiffée comme une naïade, de feuilles et de roseaux ; – Téhamana, couronnée de fleurs de datura ; Téria, Raouréa, Tapou, Eréré, Taïréa, – Tiahoui et Rarahu.
La partie du salon qui me faisait face était entièrement ouverte ; la muraille absente, remplacée par une colonnade de bois des îles, à travers laquelle la campagne tahitienne apparaissait par une nuit étoilée.
Au pied de ces colonnes, sur ce fond obscur et lointain, se détachait une banquette chargée de toutes les femmes de la cour, cheffesses ou princesses. Quatre torchères dorées, d’un style pompadour, qui s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, les mettaient en pleine lumière, et faisaient briller leurs toilettes, vraiment élégantes et belles. Leurs pieds, naturellement petits, étaient chaussés ce soir dans d’irréprochables bottines de satin.
C’était d’abord la splendide Ariinoore, en tunique de satin cerise, couronnée de péia, – Ariinoore, qui refusa la main du lieutenant de vaisseau français M.., qui s’était ruiné pour la corbeille de mariage, – et la main de Kaméhaméha V, roi des îles Sandwich.
A côté d’elle, Paüra, son inséparable amie, type charmant de la sauvagesse, avec son étrange laideur ou son étrange beauté, – tête à manger du poisson cru et de la chair humaine, – singulière fille qui vit au milieu des bois dans un district lointain, – qui possède l’éducation d’une miss anglaise, et valse comme une Espagnole…
Titaüa, qui charma le prince Alfred d’Angleterre, type unique de la Tahitienne restée belle dans l’âge mûr ; constellée de perles fines, la tête surchargée de reva-reva flottants.
Ses deux filles, récemment débarquées d’une pension de Londres, déjà belles comme leur mère ; des toilettes de bal européennes, à demi dissimulées, par condescendance pour les désirs de la reine, sous des tapas tahitiennes en gaze blanche.
La princesse Ariitéa, belle-fille de Pomaré, avec sa douce figure, rêveuse et naïve, fidèle à sa coiffure de roses du Bengale naturelles, piquées dans ses cheveux dénoués.
La reine de Bora-Bora, autre vieille sauvagesse aux dents aiguës, en robe de velours.
La reine Moé (Moé : sommeil ou mystère), en robe sombre, d’une beauté régulière et mystique, ses yeux étranges à demi fermés, avec une expression de regard en dedans, comme les portraits d’autrefois.
Derrière ces groupes en pleine lumière, dans le profondeur transparente des nuits d’Océanie, les cimes des montagnes se découpant sur le ciel étoilé ; une touffe de bananiers dessinant leurs silhouettes pittoresques, leurs immenses feuilles, leurs grappes de fruits semblables à des girandoles terminées par des fleurs noires. Derrière ces arbres, les grandes nébuleuses du ciel austral faisaient un amas de lumière bleue, et la Croix-du-Sud brillait au milieu. Rien de plus idéalement tropical que ce décor profond.
Dans l’air, ce parfum exquis de gardénias et d’orangers, qui se condense le soir sous le feuillage épais ; un grand silence, mêlé de bruissements d’insectes sous les herbes ; et cette sonorité particulière aux nuits tahitiennes, qui prédispose à subir la puissance enchanteresse de la musique.
Le morceau choisi était celui où Vasco, enivré, se promène seul dans l’île qu’il vient de découvrir, et admire cette nature inconnue ; – morceau où le maître a si parfaitement peint ce qu’il savait d’intuition, les splendeurs lointaines de ces pays de verdure et de lumière. – Et Randle, promenant ses yeux autour de lui, commença de sa voix délicieuse :
Pays merveilleux,
Jardins fortunés.
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Oh ! paradis…
Sorti de l’onde…
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L’ombre de Meyerbeer dut cette nuit-là frémir de plaisir en entendant ainsi, à l’autre bout du monde, interpréter sa musique.