A bord, quand je fus seul, je montai tristement sur le pont du Rendeer. La frégate, le matin si animée, était vide et silencieuse ; les mâts et les vergues découpaient leurs grandes lignes sur le ciel de la nuit ; les étoiles étaient voilées, l’air calme et lourd, la mer inerte.
Les mornes de Moorea dessinaient en noir sur l’eau leurs silhouettes renversées ; on voyait de loin les feux qui à terre éclairaient le upa-upa ; des chants rauques et lubriques arrivaient en murmure confus, accompagnés à contre-temps par des coups de tam-tam.
J’éprouvais un remords profond de l’avoir abandonnée au milieu de cette saturnale ; une tristesse inquiète me retenait là, les yeux fixés sur ces feux de la plage ; ces bruits qui venaient de terre me serraient le cœur.
L’une après l’autre, toutes les heures de la nuit sonnèrent à bord du Rendeer, sans que le sommeil vînt mettre fin à mon étrange rêverie. Je l’aimais bien, la pauvre petite ; les Tahitiens disaient d’elle : « C’est la petite femme de Loti. » C’était bien ma petite femme en effet ; par le cœur, par les sens, je l’aimais bien. Et, entre nous deux, il y avait des abîmes pourtant, de terribles barrières, à jamais fermées ; elle était une petite sauvage ; entre nous qui étions une même chair, restait la différence radicale des races, la divergence des notions premières de toutes choses ; si mes idées et mes conceptions étaient souvent impénétrables pour elle, les siennes aussi l’étaient pour moi ; mon enfance, ma patrie, ma famille et mon foyer, tout cela resterait toujours pour elle l’incompréhensible et l’inconnu. Je me souvenais de cette phrase qu’elle m’avait dite un jour : « J’ai peur que ce ne soit pas le même Dieu qui nous ait crées. » En effet, nous étions enfants de deux natures bien séparées et bien différentes, et l’union de nos âmes ne pouvait être que passagère, incomplète et tourmentée.
Pauvre petite Rarahu, bientôt, quand nous serons si loin l’un de l’autre, tu vas redevenir et rester une petite fille maorie, ignorante et sauvage, tu mourras dans l’île lointaine, seule et oubliée, – et Loti peut-être ne le saura même pas…
A l’horizon une ligne à peine visible commençait à se dessiner du côté du large : c’était l’île de Tahiti. Le ciel blanchissait à l’Orient ; les feux s’éteignaient à terre, et les chants ne s’entendaient plus.
Je songeais que, à cette heure particulièrement voluptueuse du matin, Rarahu était là, énervée par la danse, et livrée à elle-même. Et cette pensée me brûlait comme un fer rouge.