XXXVIII

DANS LA GRANDE RUE

La rue bruyante était bordée de magasins chinois ; des marchands, qui avaient de petits yeux en amande et de longues queues, vendaient à la foule du thé, des fruits et des gâteaux. Il y avait sous les vérandas des étalages de couronnes de fleurs, de couronnes de pandanus et de tiaré qui embaumaient ; les Tahitiennes circulaient en chantant ; quantité de petites lanternes à la mode du Céleste Empire éclairaient les échoppes, ou bien pendaient aux branches touffues des arbres.

C’était un des beaux soirs de Papeete ; tout cela était gai et surtout original. On sentait dans l’air un bizarre mélange d’odeurs chinoises de santal et de monoï, et de parfums suaves de gardénias ou d’orangers.

La soirée s’avançait, et nous ne trouvions rien. La petite Téhamana, notre guide, avait beau regarder toutes les femmes, elle n’en reconnaissait aucune. Le nom de Taïmaha même était inconnu à toutes celles que nous interrogions ; nous passions et repassions au milieu de tous ces groupes qui nous regardaient comme des gens ayant perdu l’esprit. Je me heurtais contre l’impossibilité de rencontrer un mythe, et chaque minute qui s’écoulait augmentait ma tristesse impatiente.

Après une heure de cette course, dans un endroit obscur, sous de grands manguiers noirs, la petite Téhamana s’arrêta tout à coup devant une femme qui était assise à terre, la tête dans ses mains et semblait dormir.

Téra ! cria-t-elle. (C’est celle-ci !)

Alors je m’approchai d’elle et me penchai curieusement pour la voir :

Es-tu Taïmaha ?… demandai-je, en tremblant qu’elle me répondit non !

Oui ! répondit-elle immobile.

Tu es Taïmaha, la femme de Rouéri ?

Oui, dit-elle encore, en levant la tête avec nonchalance, c’est moi, Taïmaha, la femme de Rouéri, le marin dont les yeux sommeillent (mata moé), c’est-à-dire : qui n’est plus…

Et moi, je suis Loti, le frère de Rouéri ! Suis-moi dans un lieu plus écarté où nous puissions causer ensemble.

Toi ?… son frère ? dit-elle simplement, avec un peu de surprise, mais avec tant d’indifférence que j’en restai confondu.

Et je regrettais déjà d’être venu remuer cette cendre, pour n’y trouver que banalité et désenchantement.

Pourtant elle s’était levée pour me suivre. Je les pris par la main l’une et l’autre, Rarahu et Taïmaha, et m’éloignai avec elles de cette foule tahitienne où personne ne m’intéressait plus…

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