JOURNAL DE LOTI
… Les heures, les jours, les mois, s’envolaient dans ce pays autrement qu’ailleurs ; le temps s’écoulait sans laisser de traces, dans la monotonie d’un éternel été. – Il semblait qu’on fût dans une atmosphère de calme et d’immobilité, où les agitations du monde n’existaient plus…
Oh ! les heures délicieuses, oh ! les heures d’été, douces et tièdes, que nous passions là, chaque jour, au bord du ruisseau de Fataoua, dans ce coin de bois, ombreux et ignoré, qui fut le nid de Rarahu, et le nid de Tiahoui. – Le ruisseau courait doucement sur les pierres polies, entraînant des peuplades de poissons microscopiques et de mouches d’eau. – Le sol était tapissé de fines graminées, de petites plantes délicate, d’où sortait une senteur pareille à celle de nos foins d’Europe pendant le beau mois de juin, senteur exquise, rendue par ce seul mot tahitien : « poumiriraïra », qui signifie : une suave odeur d’herbes. L’air était tout chargé d’exhalaisons tropicales, où dominait le parfum des oranges surchauffées dans les branches par le soleil du midi. – Rien ne troublait le silence accablant de ces midis d’Océanie. De petits lézards, bleus comme des turquoises, que rassurait notre immobilité, circulaient autour de nous, en compagnie des papillons noirs marqués de grands yeux violets. On n’entendait que de légers bruits d’eau, des chants discrets d’insectes, ou de temps en temps la chute d’une goyave trop mûre, qui s’écrasait sur la terre avec un parfum de framboise…
… Et quand la journée s’avançait, quand le soleil plus bas jetait sur les branches des arbres des lueurs plus dorées, Rarahu s’en retournait avec moi à sa case isolée dans les bois. – Les deux vieillards ses parents, fixes et graves, étaient là toujours, accroupis devant leur hutte de pandanus, et nous regardant venir. – Une sorte de sourire mystique, une expression d’insouciante bienveillance éclairait un instant leurs figures éteintes :
– Nous te saluons, Loti ! Disaient-ils d’un voix gutturale ; – ou bien : « Nous te saluons, Mata reva ! »
Et puis c’était tout ; il fallait se retirer, laissant entre eux deux ma petite amie, qui me suivait des yeux en souriant et qui semblait une personnification fraîche de la jeunesse à côté de ces deux sombres momies polynésiennes…
C’était l’heure du repas du soir. Le vieux Tahaapaïru étendait ses longs bras tatoués jusqu’à une pile de bois mort ; il y prenait deux morceaux de bourao desséché, et les frottait l’un contre l’autre pour en obtenir du feu, – Vieux procédé de sauvage. Rarahu recevait la flamme des mains du vieillard ; elle allumait une gerbe de branches, et faisait cuire dans la terre deux maiorés, fruits de l’arbre-à-pain, qui composaient le repas de la famille…
C’était l’heure aussi où la bande des baigneuses du ruisseau de Fatoua rejoignait Papeete, Tétouara en tête, – et j’avais pour m’en revenir toujours compagnie joyeuse.
– Loti, disait Tétouara, n’oublie pas qu’on t’attend à la nuit dans le jardin de la reine ; Téria et Faïmana te font dire qu’elles comptent sur toi pour les conduire prendre du thé chez les Chinois, – et moi aussi, j’en serais très volontiers si tu veux…
Nous nous en revenions en chantant, par un chemin d’où la vue dominait le grand Océan bleu, éclairé des dernières lueurs du soleil couchant.
La nuit descendait sur Tahiti, transparente, étoilée. Rarahu s’endormait dans ses bois ; les grillons entonnaient sous l’herbe leur concert du soir, les phalènes prenaient leur vol sous les grands arbres, – et les suivantes commençaient à errer dans les jardins de la reine…