… Je rentrai un matin à bord du Rendeer, rapportant cette nouvelle à sensation que j’avais couché en compagnie de Tamatoa…
Tamatoa, fils aîné de la reine Pomaré, mari de la reine Moé de l’île Raîatéa, – père de la délicieuse petite malade, Pomaré V, – était un homme que l’on gardait enfermé depuis quelques années entre quatre solides murailles, et qui était encore l’effroi légendaire du pays.
Dans son état normal, Tamatoa, disait-on, n’était pas plus méchant qu’un autre, – mais il buvait, – et, quand il avait bu, il voyait rouge, il lui fallait du sang.
C’était un homme de trente ans, d’une taille prodigieuse et d’une force herculéenne ; plusieurs hommes ensemble étaient incapables de lui tenir tête quand il était déchaîné ; il égorgeait sans motif, et les atrocités commises par lui dépassaient toute imagination…
Pomaré adorait pourtant ce fils colossal. – Le bruit courait même dans le palais que depuis quelque temps elle ouvrait la porte, et qu’on l’avait vu la nuit rôder dans les jardins. – Sa présence causait parmi les filles de la cour la même terreur que celle d’une bête fauve, dont on saurait, la nuit, la cage mal fermée.
Il y avait chez Pomaré une salle consacrée aux étrangers, nuit et jour ouverte ; on y trouvait par terre des matelas recouverts de nattes blanches et propres, qui servaient aux Tahitiens de passage, aux chefs attardés des districts, et quelquefois à moi-même…
… Dans les jardins et dans les palais, tout le monde était endormi quand j’entrai dans la salle de refuge.
Je n’y trouvai qu’un seul personnage assis, accoudé sur une table où brûlait une lampe d’huile de cocotier… C’était un inconnu, d’une taille et d’une envergure plus qu’humaines ; une seule de ses mains eût broyé un homme comme du verre. – Il avait d’épaisses mâchoires carrées de cannibale ; sa tête énorme était dure et sauvage, ses yeux à demi fermés avaient une expression de tristesse égarée…
– « La ora na, Loti ! » dit l’homme. (Je te salue, Loti !).
Je m’étais arrêté à la porte…
Alors commença en tahitien, entre l’inconnu et moi, le dialogue suivant :
– … Comment sais-tu mon nom ?
– Je sais que tu es Loti, le petit porte-aiguillettes de l’amiral à cheveux blancs. Je t’ai souvent vu passer près de moi la nuit. »Tu viens pour dormir ?…
– Et toi ? tu es un chef de quelque île ?…
– Oui, je suis un grand chef. – Couche-toi dans le coin là-bas ; tu y trouveras la meilleure natte…
Quand je fus étendu et roulé dans mon pareo je fermai les yeux, – juste assez pour observer l’étrange personnage qui s’était levé avec précaution et se dirigeait vers moi.
En même temps qu’il s’approchait, un léger bruit m’avait fait tourner la tête du côté opposé, du côté de la porte où la vieille reine venait d’apparaître ; elle marchait cependant avec des précautions infinies, sur la pointe de ses pieds nus, mais les nattes criaient sous le poids de son gros corps.
… Quand l’homme fut près de moi, il prit une moustiquaire de mousseline qu’il étendit avec soin au-dessus de ma tête, après quoi il plaça une feuille de bananier devant sa lampe pour m’en cacher la lumière, et retourna s’asseoir, la tête appuyée sur ses deux mains.
Pomaré qui nous avait observés anxieusement tous deux, cachée dans l’embrasure sombre, sembla satisfaite de son examen et disparut…
La reine ne venait jamais dans ces quartiers de sa demeure, et son apparition, m’ayant confirmé dans cette idée que mon compagnon était inquiétant, m’ôta toute envie de dormir.
Cependant l’inconnu ne bougeait plus ; son regard était redevenu vague et atone ; il avait oublié ma présence… On entendait dans le lointain, des femmes de la reine qui chantaient à deux parties un himéné des îles Pomotous. – Et puis la grosse voix du vieil Ariifaité, le prince époux, cria : « Mamou ! – (silence !) – Te hora a horou ma piti ! » (Silence ! Il est minuit !)… Et le silence se fit comme par enchantement…
Une heure après, l’ombre de la vieille reine apparut encore dans l’embrasure de la porte. – La lampe s’éteignait, et l’homme venait de s’endormir…
J’en fit autant bientôt, d’un sommeil léger toutefois, et quand, au petit jour, je me levai pour partir, je vis qu’il n’avait pas changé de place ; sa tête seule s’était affaissée, et reposait sur la table…
Je fis ma toilette au fond du jardin sous les mimosas, dans un ruisseau d’eau fraîche ; – après quoi j’allai sous la véranda saluer la reine et la remercier de son hospitalité.
– « Haere mai, Loti, dit elle du plus loin qu’elle me vit, haere mai paraparaü ! » (Viens ici, Loti, et causons un peu !) Eh bien ! t’a-t-il bien reçu ?…
– Oui, dis-je.
Et je vis sa vieille figure s’épanouir de plaisir quand je lui exprimai ma reconnaissance pour les soins qu’il avait pris de moi…
– Sais-tu qui c’était, dit-elle mystérieusement, – oh ! ne le répète pas, mon petit Loti… c’était Tamatoa !…
Quelques jours plus tard, Tamatoa fut officiellement relâché, – à la condition qu’il ne sortirait point du palais ; j’eus plusieurs fois l’occasion de lui parler et de lui donner des poignées de main…
Cela dura jusqu’au moment où, s’étant évadé, il assassina une femme et deux enfants dans le jardin du missionnaire protestant, et commit dans une même journée une série d’horreurs sanguinaires qui ne pourraient s’écrire, même en latin…