… Rarahu, dans un accès d’indignation, m’avait appelé : long lézard sans pattes, – et je n’avais pas très bien compris tout d’abord…
Le serpent étant un animal tout à fait inconnu en Polynésie, la métis qui avait éduqué Rarahu, pour lui expliquer sous quelle forme le diable avait tenté la première femme, avait eu recours à cette périphrase.
Rarahu s’était donc habituée à considérer cette variété de « long lézard sans pattes » comme le plus méchante et la plus dangereuse de toutes les créatures terrestres ; – c’était pour cela qu’elle m’avait lancé cette insulte…
Elle était jalouse encore, la pauvre petite Rarahu : elle souffrait de ce que Loti ne voulait pas exclusivement lui appartenir.
Ces soirées de Papeete, ces plaisirs des autres jeunes femmes, auxquels ses vieux parents lui défendaient de se mêler, faisaient travailler son imagination d’enfant. – Il y avait surtout ces thés qui se donnaient chez les Chinois, et dont Tétouara lui rapportait des descriptions fantastiques, thés auxquels Téria, Faïmana et quelques autres folles filles de la suite de la reine, buvaient et s’enivraient. – Loti assistait, y présidait même quelquefois, et cela confondait les idées de Rarahu, qui ne comprenait plus.
…Quand elle m’eut bien injurié, elle pleura, – argument beaucoup meilleur…
A partir de ce jour, on ne me vit guère plus aux soirées de Papeete. – Je demeurais plus tard dans les bois d’Apiré, partageant même quelquefois le fruit de l’arbre-à-pain avec le vieux Tahaapaïru. – La tombée de la nuit était triste, par exemple, dans cette solitude ; – mais cette tristesse avait son grand charme, et la voix de Rarahu avait un son délicieux le soir, sous la haute et sombre voûte des arbres… – Je restais jusqu’à l’heure où les vieillards faisaient leur prière, – prière dite dans une langue bizarre et sauvage, mais qui était celle-là même que dans mon enfance on m’avait apprise. – « Notre père qui est aux cieux… », l’éternelle et sublime prière du Christ, résonnait d’une manière étrangement mystérieuse, là, aux antipodes du vieux monde, dans l’obscurité de ces bois, dans le silence de ces nuits, dite par la voix lente et grave de ce vieillard fantôme…