XXXVIII

… Il y avait quelque chose que Rarahu commençait à sentir déjà, et qu’elle devait sentir amèrement plus tard, quelque chose qu’elle était incapable de formuler dans son esprit d’une manière précise, et surtout d’exprimer avec les mots de sa langue primitive. Elle comprenait vaguement qu’il devait y avoir des abîmes dans le domaine intellectuel, entre Loti et elle-même, des mondes entiers d’idées et de connaissances inconnues. Elle saisissait déjà la différence radicale de nos races, de nos conceptions, de nos moindres sentiments : les notions même des choses les plus élémentaires de la vie différaient entre nous deux. Loti qui s’habillait comme un Tahitien et parlait son langage, demeurait pour elle un paoupa, c’est-à-dire un de ces hommes venus des pays fantastiques de par delà les grandes mers, un de ces hommes qui depuis quelques années apportaient dans l’immobile Polynésie tant de changements inouïs, et de nouveautés imprévues…

Elle savait aussi que Loti repartirait bientôt pour ne plus revenir, retournant dans sa patrie lointaine… Elle n’avait aucune idée de ces distances vertigineuses, et Tahaapaïru les comparait à celles qui séparaient Fataoua de la lune ou des étoiles…

Elle pensait ne représenter aux yeux de Loti, enfant de quinze ans qu’elle était, qu’une petite créature curieuse, jouet de passage qui serait vite oublié…

Elle se trompait pourtant. Loti commençait à s’apercevoir lui aussi qu’il éprouvait pour elle un sentiment qui n’était plus banal. Déjà il l’aimait un peu par le cœur…

Il se souvenait de son frère Georges, de celui que les Tahitiens appelaient Rouéri, qui avait emporté de ce pays d’ineffaçables souvenirs, et il sentait qu’il en serait ainsi de lui-même. Il semblait très possible à Loti que cette aventure, commencée au hasard par un caprice de Tétouara, laissât des traces profondes et durables sur sa vie tout entière…

Très jeune encore, Loti avait été lancé dans les agitations de l’existence européenne ; de très bonne heure il avait soulevé le voile qui cache aux enfants la scène du monde ; lancé brusquement, à seize ans, dans le tourbillon de Londres et de Paris, il avait souffert à un âge où d’ordinaire on commence à penser…

Loti était revenu très fatigué de cette campagne faite si matin dans la vie, et se croyait déjà fort blasé. Il avait été profondément écœuré et déçu, parce que, avant de devenir un garçon semblable aux autres jeunes hommes, il avait commencé par être un petit enfant pur et rêveur, élevé dans la douce paix de la famille ; lui aussi avait été un petit sauvage, sur le cœur duquel s’inscrivaient dans l’isolement une foule d’idées fraîches et d’illusions radieuses. Avant d’aller rêver dans les bois d’Océanie, tout enfant il avait longtemps rêvé seul dans les bois du Yorkshire…

Il y avait une foule d’affinités mystérieuses entre Loti et Rarahu, nés aux deux extrémités du monde. Tous deux avaient l’habitude de l’isolement et de la contemplation, l’habitude des bois et des solitudes de la nature ; tous deux s’arrangeaient de passer de longues heures en silence, étendus sur l’herbe et la mousse ; tous deux aimaient passionnément la rêverie, la musique, les beaux fruits, les fleurs et l’eau fraîche…

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