… Mais la nuit, quand je me retrouvai seul dans le silence et l’obscurité, un rêve sombre s’appesantit sur moi, une vision sinistre qui ne venait ni de la veille ni du sommeil, – un de ces fantômes qui replient leurs ailes de chauves-souris au chevet des malades, ou viennent s’asseoir sur les poitrines haletantes des criminels.
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NATUAEA
(Vision confuse de la nuit.)
…Là-bas, en dessous, bien loin de l’Europe… le grand morne de Bora-Bora dressait sa silhouette effrayante, dans le ciel gris et crépusculaire des rêves…
… J’arrivais, porté par un navire noir, qui glissait sans bruit sur la mer inerte, qu’aucun vent ne poussait et qui marchait toujours… Tout près, tout près de la terre, sous des masses noires qui semblaient de grands arbres, le navire toucha la plage de corail et s’arrêta… Il faisait nuit, et je restai là immobile, attendant le jour, – les yeux fixés sur la terre, avec une indéfinissable horreur.
… Enfin le soleil se leva, un large soleil si pâle, si pâle, qu’on eût dit un signe du ciel annonçant aux hommes la consommation des temps, un sinistre météore précurseur du chaos final, un grand soleil mort…
Bora-Bora s’éclaira de lueurs blêmes ; alors je distinguai des formes humaines assises qui semblaient m’attendre, et je descendis sur la plage…
Parmi les troncs des cocotiers, sous la haute et triste colonnade grise, des femmes étaient accroupies par terre la tête dans leurs mains comme pour les veillées funèbres ; elles semblaient être là depuis un temps indéfini… Leurs longs cheveux les couvraient presque entièrement, elles étaient immobiles ; leurs yeux étaient fermés, mais, à travers leurs paupières transparentes, je distinguais leurs prunelles fixées sur moi…
Au milieu d’elles, une forme humaine, blanche et rigide, étendue sur un lit de pandanus…
Je m’approchai de ce fantôme endormi, je me penchai sur le visage mort… Rarahu se mit à rire…
A ce rire de fantôme le soleil s’éteignit dans le ciel, et je me retrouvai dans l’obscurité.
Alors un grand souffle terrible passa dans l’atmosphère, et je perçus confusément des choses horribles : les grands cocotiers se tordant sous l’effort de brises mystérieuses, – des spectres tatoués accroupis à leur ombre, – les cimetières maoris et la terre de là-bas qui rougit les ossements, – d’étranges bruits de la mer et du corail, les crabes bleus, amis des cadavres, grouillant dans l’obscurité, – et au milieu d’eux, Rarahu étendue, son corps d’enfant enveloppé dans ses longs cheveux noirs, – Rarahu les yeux vides, et riant du rire éternel, du rire figé des Toupapahous…
« O mon cher petit ami, ô ma fleur parfumée du soir ! mon mal est grand dans mon cœur de ne plus te voir ! ô mon étoile du matin, mes yeux se fondent dans les pleurs de ce que tu ne reviens plus !…
« Je te salue par le vrai Dieu, dans la foi chrétienne.
« Ta petite amie,
RARAHU. »
FIN