Rarahu et moi, nous passâmes la soirée à errer sans but dans les avenues de Papeete ou dans les jardins de la reine ; tantôt nous marchions au hasard dans les allées qui se présentaient à nous ; tantôt nous nous étendions sur l’herbe odorante, dans les fouillis épais des plantes… Il est de ces heures d’ivresse qui passent et qu’on se rappelle ensuite toute une vie ; – ivresses du cœur, ivresses des sens sur lesquelles la nature d’Océanie jetait son charme indéfinissable, et son étrange prestige.
Et pourtant nous étions tristes, tous deux, au milieu de ce bonheur de nous revoir ; tous deux nous sentions que c’était la fin, que bientôt nos destinées seraient séparées pour jamais…
Rarahu avait changé ; dans l’obscurité, je la sentais plus frêle, et la petite toux si redoutée sortait souvent de sa poitrine. Le lendemain, au jour, je vis sa figure plus pâle et plus accentuée ; elle avait près de seize ans ; elle était toujours adorablement jeune et enfant ; seulement elle avait pris plus que jamais ce quelque chose qu’en Europe on est convenu d’appeler distinction, elle avait dans sa petite physionomie sauvage une distinction fine et suprême. Il semblait que son visage eût pris ce charme ultra-terrestre de ceux qui vont mourir…
Par une fantaisie bien inattendue, elle s’était fait admettre au nombre des suivantes du palais ; elle avait précisément demandé d’être au service d’Ariitéa, à laquelle elle appartenait en ce moment, et qui s’était prise à beaucoup l’aimer. Dans ce milieu, elle avait puisé certaines notions de la vie des femmes européennes ; elle avait appris, surtout à mon intention, l’anglais qu’elle commençait presque à savoir ; elle le parlait avec un petit accent singulier, enfantin et naïf ; sa voix semblait plus douce encore dans ces mots inusités, dont elle ne pouvait pas prononcer les syllabes dures.
C’était bizarre d’entendre ces phrases de la langue anglaise sortir de la bouche de Rarahu ; je l’écoutais avec étonnement, il semblait que ce fût une autre femme…
Nous passâmes tous deux, en nous donnant la main comme autrefois, dans la grande rue qui jadis était pleine de mouvement et d’animation.
Mais, ce soir, plus de chants, plus de couronnes étalées sous les vérandas. Là même tout était désert. Je ne sais quel vent de tristesse, depuis notre départ, avait soufflé sur Tahiti…
C’était jour de réception chez le gouverneur français ; nous nous approchâmes de sa demeure. Par les fenêtres ouvertes, on plongeait dans les salons éclairés ; il y avait là tous mes camarades du Rendeer, et toutes les femmes de la cour ; la reine Pomaré, la reine Moé, et la princesse Ariitéa. On se demanda plus d’une fois sans doute : « Où donc est Harry Grant ?… » Et Ariitéa put répondre avec son sourire tranquille :
– Il est certainement avec Rarahu, qui est maintenant ma suivante pour rire, et qui l’attendait depuis le coucher du soleil devant le jardin de la reine.
Le fait est que Loti était avec Rarahu, et que pour l’instant le reste n’existait plus pour lui…
Une petite créature qu’on tenait sur les genoux dans le coin le plus tranquille du salon, m’avait seule aperçu et reconnu ; sa voix d’enfant, déjà bien affaiblie et presque mourante, cria :
– Ia ora na, Loti ! (Je te salue, Loti !)
C’était la petite princesse Pomaré V, la fille adorée de la vieille reine.
J’embrassai par la fenêtre sa petite main qu’elle me tendait, et l’incident passa inaperçu du public…
Nous continuâmes à errer tous deux ; nous n’avions plus de gîte où nous retirer ensemble ; Rarahu était influencée comme moi par la tristesse des choses, le silence et la nuit.
A minuit elle voulut rentrer au palais, pour faire son service auprès de la reine et d’Ariitéa. Nous ouvrîmes sans bruit la barrière du jardin et nous avançâmes avec précaution pour examiner les lieux. C’est qu’il fallait éviter les regards du vieil Ariifaité, le mari de la reine, qui rôde souvent le soir sous les vérandas de ses domaines.
Le palais s’élevait isolé, au fond du vaste enclos ; sa masse blanche se dessinait clairement à la faible clarté des étoiles ; on n’entendait nulle part aucun bruit. Au milieu de ce silence, le palais de Pomaré prenait ce même aspect qu’il avait autrefois, quand je le voyais dans mes rêves d’enfance. Tout était endormi à l’entour ; Rarahu, rassurée, monta par le grand perron, en me disant adieu.
Je descendis à la plage, prendre mon canot pour rentrer à bord ; tout ce pays me semblait ce soir-là d’une tristesse désolée.
Pourtant c’était une belle nuit tahitienne, et les étoiles australes resplendissaient…