26 novembre 1873.
En mer.
– Nous avons passé hier par un grand vent au milieu des îles Pomotous.
La brise tropicale souffle avec force, le ciel est nuageux.
A midi, la terre (Tahiti) par bâbord devant.
C’est John qui l’a vue le premier ; une forme indécise au milieu des nuages : la pointe de Faaa.
Quelques minutes plus tard, les pics de Moorea se dessinent par tribord, au-dessus d’une panne transparente.
Les poissons volants se lèvent par centaines.
l’île délicieuse est là tout près… Impression singulière, qui ne peut se traduire…
Cependant la brise apporte déjà les parfums tahitiens, des bouffées d’orangers et de gardénias en fleurs.
Une masse énorme de nuages pèse sur toute l’île. On commence à distinguer sous ce rideau sombre la verdure et les cocotiers. Les montagnes défilent rapidement : Papenoo, le grand morne de Mahéna, Fataoua, et puis la pointe Vénus, Fare-Ute, et la baie de Papeete.
J’avais peur d’une désillusion, mais l’aspect de Papeete est enchanteur. Toute cette verdure dorée fait de loin un effet magique au soleil du soir.
Il est sept heures quand nous arrivons au mouillage : personne sur la plage, à nous regarder arriver. Quand je mets pied à terre il fait nuit…
On est comme enivré de ce parfum tahitien qui se condense le soir sous le feuillage épais… Cette ombre est enchanteresse. C’est un bonheur étrange de se retrouver dans ce pays…
… Je prends l’avenue qui mène au palais. Ce soir elle est déserte. Les bouaros l’ont jonchée de leurs grandes fleurs jaune pâle et de leurs feuilles mortes. Il fait sous ces arbres une obscurité profonde. Une tristesse inquiète, sans cause connue, me pénètre peu à peu au milieu de ce silence inattendu ; on dirait que ce pays est mort…
J’approche de l’habitation de Pomaré… Les filles de la reine sont là, assises et silencieuses. Quel caprice bizarre a retenu là ces créatures indolentes, qui en d’autres temps fussent venues joyeusement au-devant de nous… Cependant elles se sont parées ; elles ont mis de longues tuniques blanches, et des fleurs dans leurs cheveux ; elles attendent.
Une jeune femme qui se tient debout à l’écart, une forme plus svelte que les autres, attire mon regard, et instinctivement je me dirige vers elle.
– Aue ! Loti !… dit-elle en me serrant de toutes ses forces dans ses bras…
Et je rencontre dans l’obscurité les joues douces et les lèvres fraîches de Rarahu…