Vérifier l’époque de la naissance de Taamari était chose difficile, – et j’interrogeai inutilement les femmes. Là-bas où les saisons passent inaperçues, dans un éternel été, la notion des dates est incomplète, – et les années se comptent à peine.
– Cependant, dit Hapoto, on avait remis au chef des écrits qui étaient comme les actes de naissance de tous les enfants de la famille, – et ces papiers étaient conservés dans le farehau du district.
Une jeune fille, à ma prière, partit pour les chercher, au village de Tehapeu, en demandant deux heures pour aller et revenir.
Ce site où nous étions avait quelque chose de magnifique et de terrible ; rien dans les pays d’Europe ne peut faire concevoir l’idée de ces paysages de la Polynésie ; ces splendeurs et cette tristesse ont été créées pour d’autres imaginations que les nôtres.
Derrière nous, les grands pics s’élançaient dans le ciel clair et profond. Dans toute l’étendue de cette baie, déployée en cercle immense, les cocotiers s’agitaient sur leurs grandes tiges ; la puissante lumière tropicale étincelait partout. – Le vent du large soufflait avec violence, les feuilles mortes voltigeaient en tourbillons ; la mer et le corail faisaient grand bruit…
J’examinai ces gens qui m’entouraient ; ils me semblaient différents de ceux de Tahiti ; leurs figures graves avaient une expression plus sauvage.
L’esprit s’endort avec l’habitude des voyages ; on se fait à tout, – aux sites exotiques les plus singuliers, comme aux visages les plus extra-ordinaires. A certaines heures pourtant, quand l’esprit s’éveille et se retrouve lui-même, on est frappé tout à coup de l’étrangeté de ce qui vous entoure.
Je regardais ces indigènes comme des inconnus, – pénétré pour la première fois des différences radicales de nos races, de nos idées et de nos impressions ; bien que je fusse vêtu comme eux, et que je comprisse leur langage, j’étais isolé au milieu d’eux tous, autant que dans l’île du monde la plus déserte.
Je sentais lourdement l’effroyable distance qui me séparait de ce petit coin de la terre qui est le mien, l’immensité de la mer, et ma profonde solitude…
Je regardai Taamari et l’appelai près de moi : il appuya familièrement sur mes genoux sa petite tête brune. Et je pensai à mon frère Georges qui dormait à cette heure, du sommeil éternel, couché dans les profondeurs de la mer, là-bas, sur la côte lointaine du Bengale. – Cet enfant était son fils, et une famille issue de notre sang se perpétuerait dans ces îles perdues…
– Loti, dit en se levant la vieille Hapoto, viens te reposer dans ma case, qui est à cinq cents pas d’ici sur l’autre plage. Tu y trouveras de quoi manger et dormir ; tu y verras mon fils Téharo, et vous conviendrez ensemble des moyens de retourner à Tahiti, avec cet enfant que tu veux emmener.