Fatou ne travaillait jamais, – c’était une vraie odalisque que Jean s’était offerte là.
Elle savait comment s’y prendre pour blanchir et réparer ses boubous et ses pagnes. – Elle était toujours propre comme une chatte noire habillée de blanc, – par instinct de propreté d’abord, et puis parce qu’elle avait compris que Jean ne la supporterait pas autrement. Mais, en dehors de ces soins de sa personne, elle était incapable d’aucun travail.
Depuis que les pauvres vieux Peyral ne pouvaient plus envoyer à leur fils les petites économies que, pièce par pièce, ils mettaient de côté pour lui ; depuis que « rien ne leur réussissait plus », comme écrivait la vieille Françoise, et qu’ils avaient même été obligés de recourir à la bourse modeste du spahi, le budget de Fatou allait devenir fort difficile à équilibrer.
Heureusement, Fatou était une petite personne sobre, dont la vie matérielle ne coûtait pas cher.
Dans tous les pays du Soudan, la femme est placée, vis-à-vis de l’homme, dans des conditions d’infériorité très grande. – Plusieurs fois dans le courant de sa vie, elle est achetée et revendue comme une tête de bétail, à un prix qui diminue en raison inverse de sa laideur, de ses défauts et de son âge.
Jean demandait un jour à son ami Nyaor :
« Qu’as-tu fait de Nokhoudounkhoullé, ta femme, – celle qui était si belle ? »
Et Nyaor répondit avec un sourire tranquille :
« Nokhoudounkhoulé était trop bavarde et je l’ai vendue. – Avec le prix qu’on m’en a donné, j’ai acheté trente brebis qui ne parlent jamais. »
C’est à la femme que revient le plus dur travail des indigènes, celui de piler le mil pour le kousskouss.
Du matin au soir, dans toute la Nubie, depuis Tombouctou jusqu’à la côte de Guinée, dans tous les villages de chaume, sous le soleil dévorant, les pilons de bois des négresses retombent bruyamment dans les mortiers de caïlcédra. Des milliers de bras cerclés de bracelets s’épuisent à ce travail, et les ouvrières, bavardes et querelleuses, mêlent à ce bruit monotone le concert de leurs voix aiguës qui semblent sortir de gosiers de singes. – Il en résulte un vacarme très caractéristique qui annonce de loin, dans les halliers, dans le désert, l’approche de ces villages d’Afrique.
Le produit de ce pilage éternel, qui use des générations de femmes, est une grossière farine de mil, avec laquelle on confectionne une bouillie sans saveur, le kousskouss.
Le kousskouss est la base de l’alimentation des peuples noirs.
Fatou-gaye échappait à ce travail légendaire des femmes de sa race ; – chaque soir, elle, descendait chez Coura-n’diaye, la vieille poétesse du roi El Hadj, la femme griote. – Là, moyennant une faible redevance mensuelle, elle avait le droit de s’asseoir parmi les petites esclaves de l’ancienne favorite, autour des grandes calebasses où fumait le kousskouss tout chaud, – et de manger au gré de son appétit de seize ans.
Du haut de son tara, étendue sur de fines nattes au tissu compliqué, la vieille déchue présidait avec une dignité impassible.
Et pourtant, c’étaient des scènes très bruyantes et très impayables que ces repas : ces petites créatures nues, accroupies par terre, en rond autour de calebasses énormes, pêchant à même dans la bouillie spartiate, toutes ensemble, avec leurs doigts. – C’étaient des cris, des mines, des grimaces, des espiègleries nègres à rendre des points à des ouistitis ; – et des arrivées intempestives de gros moutons cornus ; – et des pattes de chat allongées en tapinois, – puis plongées sournoisement dans la bouillie ; – des intrusions de chiens jaunes, fourrant dans le plat leur museau pointu, – et puis, des éclats de rire d’un comique impossible montrant des rangées magnifiques de dents blanches, dans des gencives d’un gros rouge de pivoine.
Fatou était toujours rhabillée et les mains nettes quand Jean, qui avait dû rentrer à la caserne à quatre heures, revenait après l’appel de retraite. Elle avait repris, sous sa haute coiffure d’idole, une expression sérieuse, presque mélancolique ; ce n’était plus la même créature.
C’était triste le soir, dans ce quartier mort, isolé au bout d’une ville morte.
Jean restait souvent accoudé à la grande fenêtre de sa chambre blanche et nue. – La brise de la mer faisait papillonner au plafond les parchemins des prêtres, que Fatou avait pendus là par de longs fils pour veiller sur leur sommeil.
Devant lui, il avait les grands horizons du Sénégal, – la pointe de Barbarie, – une immensité plate, sur les lointains de laquelle pesaient de sombres vapeurs de crépuscule : l’entrée profonde du désert.
Ou bien il s’asseyait à la porte de la maison de Samba-Hamet, devant ce carré de terrain vague que bordaient de vieilles constructions de briques en ruines, – sorte de place au milieu de laquelle croissait ce maigre palmier jaune, de l’espèce à épines, qui était l’arbre unique du quartier.
Il s’asseyait là et fumait des cigarettes qu’il avait appris à Fatou à lui faire,
Hélas ! cette distraction même, il allait falloir songer à la supprimer bientôt – faute d’argent pour en acheter.
Il suivait de ses grands yeux bruns devenus atones, le va-et-vient de deux ou trois petites négresses qui se poursuivaient, gambadaient follement au vent du soir, – dans le demi-jour crépusculaire, comme des phalènes,
En décembre, le coucher du soleil amenait presque toujours sur Saint-Louis des brises fraîches et de grands rideaux de nuages qui, tout à coup, assombrissaient le ciel, mais ne crevaient jamais. – Ils passaient bien haut, et s’en allaient. – Jamais une goutte de pluie, jamais une impression d’humidité ; c’était la saison sèche, et, dans toute la nature, on n’eût pas trouvé un atome de vapeur d’eau. – On respirait pourtant, ces soirs de décembre ; c’était un répit, cette fraîcheur pénétrante, cela causait une sensation de soulagement physique, – mais, en même temps, je ne sais quelle impression plus grande de mélancolie.
Et, quand Jean était assis, à la tombée de la nuit, devant sa porte isolée, – sa pensée s’en allait au loin.
Ce trajet à vol d’oiseau, que ses yeux faisaient chaque jour sur les grandes cartes géographiques pendues aux murs dans la caserne des spahis, il le parcourait souvent en esprit, – le soir surtout, – sur une sorte de panorama imaginaire, de représentation qu’il s’était faite du monde.
Traverser d’abord ce grand désert sombre, qui commençait là, derrière sa maison.
Cette première partie du voyage était celle que son esprit accomplissait le plus lentement, – s’attardant dans un infini de solitudes mystérieuses, où tous ces sables ralentissaient sa marche.
Et puis franchir l’Algérie, et la Méditerranée, – arriver aux côtes de France ; remonter la vallée du Rhône, – et parvenir enfin à ce point que la carte marquait de petites hachures noires, – et que lui se représentait en hautes cimes bleuâtres dans des nuages : les Cévennes.
Des montagnes ! Il y avait si longtemps que ses yeux étaient faits aux solitudes plates ! – si longtemps qu’il n’en avait pas vu, qu’il en avait presque perdu la notion.
Et des forêts ! Les grands bois de châtaigniers de son pays, – qui étaient humides et qui étaient pleins d’ombre, – où couraient de vrais ruisseaux d’eau vive, où le sol était de la terre, avec des tapis de fraîches mousses et d’herbes fines !… Il lui semblait qu’il aurait éprouvé un soulagement, rien qu’en voyant un peu de terre humide et moussue, – au lieu de toujours ce sable aride, promené par le vent du désert.
Et son cher village, que dans son voyage idéal il apercevait d’abord de haut, comme en planant, – la vieille église, – sur laquelle il s’imaginait de la neige, la cloche sonnant l’Angelus, probablement – (il était sept heures du soir), – et sa chaumière auprès ! – Tout cela bleuâtre et dans la vapeur, – par un soir de décembre bien froid, – avec un pâle rayon de lune glissant dessus.
Etait-ce possible ? – A cet instant même, à l’heure qu’il était, en même temps que ce qui l’entourait, – tout cela existait bien réellement quelque part ; ce n’était pas seulement un souvenir, une vision du passé ; – cela existait ; – cela n’était même pas très loin ; – à cette heure même, il y avait des gens qui y étaient, – et il était possible d’y aller.
Que faisaient-ils ses pauvres vieux parents, à cette heure où il pensait à eux ? – Assis au coin du feu, sans doute, devant la grande cheminée, où flambaient gaîment des branches ramassées dans la foret.
Il revoyait là tous les objets familiers à son enfance, – la petite lampe des veillées d’hiver, les vieux meubles, – le chat endormi sur un escabeau. – Et, au milieu de toutes ces choses amies, il cherchait à placer les hôtes bien-aimés de la chaumière.
Sept heures à peu près ! C’était bien cela ; le repas du soir terminé, ils étaient assis au coin du feu, – vieillis sans doute, – son vieux père dans son attitude habituelle, appuyant sur sa main sa belle tête grise, – une tête d’ancien cuirassier redevenu montagnard ; – et sa mère, tricotant probablement, faisant glisser très vite ses grandes aiguilles entre ses braves mains vives et laborieuses, – ou bien tenant droite sa quenouille de chanvre, et filant.
Et Jeanne, – elle était avec eux peut-être !
– Sa mère lui avait écrit qu’elle venait souvent leur tenir compagnie aux veillées d’hiver. Comment était-elle maintenant ? – Changée et encore embellie, lui avait-on dit. – Comment était sa figure de grande jeune fille, qu’il n’avait pas vue ?
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Auprès du beau spahi en veste rouge, il y avait Fatou-gaye assise, avec sa haute coiffure d’ambre à paillettes de cuivre.
La nuit était venue, et, sur la place solitaire, les petites négresses continuaient à se poursuivre, passant et repassant dans l’obscurité, – l’une toute nue, – les deux autres avec de longs boubous flottants, ayant l’air de deux chauves-souris blanches. Ce vent froid les excitait à courir ; elles étaient comme ces jeunes chats qui, chez nous, éprouvent le besoin de faire des gambades folles quand souffle ce vent d’est bien sec qui nous apporte la gelée.