DIGRESSION PÉDANTESQUE SUR LA MUSIQUE ET SUR UNE CATÉGORIE DE GENS APPELÉS GRIOTS
L’art de la musique est confié, dans le Soudan, à une caste d’hommes spéciaux, appelés griots, qui sont, de père en fils, musiciens ambulants et compositeurs de chants héroïques.
C’est aux griots que revient le soin de battre le tam-tam pour les bamboulas, et de chanter, pendant les fêtes, les louanges des personnages de qualité.
Lorsqu’un chef éprouve le besoin d’entendre exalter sa propre gloire, il mande ses griots, qui viennent s’asseoir devant lui sur le sable, et composent sur-le-champ, en son honneur, une longue série de couplets officiels, accompagnant leur aigre voix des sons d’une petite guitare très primitive, dont les cordes sont tendues sur des peaux de serpent.
Les griots sont les gens du monde les plus philosophes et les plus paresseux ; ils mènent la vie errante et ne se soucient jamais du lendemain. – De village en village, ils s’en vont, seuls ou à la suite des grands chefs d’armée, – recevant par-ci par-là des aumônes, traités partout en parias, comme en Europe les gitanos ; – comblés quelquefois d’or et de faveurs, comme chez nous les courtisanes ; – exclus, pendant leur vie, des cérémonies religieuses, et, après leur mort, des lieux de sépulture.
Ils ont des romances plaintives, aux paroles vagues et mystérieuses ; – des chants héroïques, qui tiennent de la mélopée par leur monotonie, de la marche guerrière par leur rythme scandé et nerveux : – des airs de danse pleins de frénésie ; – des chants d’amour, qui semblent des transports de rage amoureuse, des hurlements de bêtes en délire. – Mais, dans toute cette musique noire, la mélodie se ressemble ; comme chez les peuples très primitifs, elle est composée de phrases courtes et tristes, sortes de gammes plus ou moins accidentées, qui partent des notes les plus hautes de la voix humaine, et descendent brusquement jusqu’aux extrêmes basses, en se traînant ensuite comme des plaintes.
Les négresses chantent beaucoup en travaillant, ou pendant ce demi-sommeil nonchalant qui compose leur sieste. Au milieu de ce grand calme de midi, plus accablant là-bas que dans nos campagnes de France, ce chant des femmes nubiennes a son charme à lui, mêlé à l’éternel bruissement des sauterelles. – Mais il serait impossible de le transporter en dehors de son cadre exotique de soleil et de sable ; entendu ailleurs, ce chant ne serait plus lui-même.
Autant la mélodie semble primitive, insaisissable à force de monotonie, autant le rythme est difficile et compliqué. – Ces longs cortèges de noces qu’on rencontre la nuit, cheminant lentement sur le sable, chantent, sous la conduite de griots, des chœurs d’ensemble d’une allure bien étrange, dont l’accompagnement est un contretemps persistant, et qui semblent hérissés, comme à plaisir, de difficultés rythmiques et de bizarreries.
Un instrument très simple, et réservé aux femmes, remplit dans cet ensemble un rôle important : c’est seulement une gourde allongée, ouverte à l’une de ses extrémités, – objet qu’on frappe de la main tantôt à l’ouverture, tantôt sur le flanc, et qui rend ainsi deux sons différents l’un sec, et l’autre sourd ; on n’en peut tirer rien de plus, et le résultat ainsi obtenu est cependant surprenant. – Il est difficile d’exprimer l’effet sinistre, presque diabolique, d’un bruit lointain de voix nègres, à demi couvertes par des centaines de semblables instruments.
Un contretemps perpétuel des accompagnateurs, et des syncopes inattendues, parfaitement comprises et observées par tous les exécutants, sont les traits les plus caractéristiques de cet art – inférieur peut-être, mais assurément très différent du nôtre, – que nos organisations européennes ne nous permettent pas de parfaitement comprendre.