Jean s’en retournait chez lui, longeant les berges tristes du fleuve. – La nuit étoilée tombait sur le Sénégal, chaude, lourde, étonnante de calme et de lumineuse transparence. – De légers bruits de courant dans l’eau du fleuve ; – et, assourdi dans le lointain, le tambour, l’anamalis fobil du printemps, qu’il entendait dans ce même lieu pour la quatrième fois, – qui était mêlé aux souvenirs de ses premières voluptés énervantes du pays noir, – et qui, maintenant, venait saluer son départ…
Le croissant mince de la lune ; les grosses étoiles qui scintillaient dans des vapeurs lumineuses, tout bas, près de l’horizon plat, les feux allumés sur l’autre rive, dans le village nègre de Sorr, – tout cela traçant sur l’eau tiède de vagues traînées de lueurs ; – de la chaleur immobilisée dans l’air, de la chaleur couvant sous les eaux, des phosphorescences partout : la nature ayant l’air saturé de chaleur et de phosphore ; un calme plein de mystère sur les bords du Sénégal, une tranquille mélancolie des choses…
C’était bien vrai, cette grande nouvelle inattendue ! – Il avait été aux renseignements : – c’était exact ; son nom était sur la liste de ceux qui allaient partir ; demain soir, il allait descendre ce fleuve pour ne revenir jamais…
Ce soir, rien à faire pour ce départ ; au quartier, les bureaux étaient fermés, tout le monde était dehors ; à demain les préparatifs de voyage ; – rien à faire ce soir qu’à songer, – à rassembler ses idées, – à se laisser aller à toutes sortes de rêves, – à dire adieu à tout dans la terre d’exil.
Il y avait dans sa tête un grand trouble de pensées, d’impressions incohérentes.
Dans un mois peut-être, faire une apparition rapide dans son village, embrasser en passant ses bien-aimés vieux parents, – voir Jeanne changée en grande fille sérieuse, – apercevoir tout cela en courant, – comme dans un rêve !… C’était là l’idée dominante qui revenait de minute en minute, lui donnant chaque fois au cœur une grande commotion qui le faisait battre plus vite…
Pourtant il n’était pas préparé à cette entrevue ; il y avait toute sorte de réflexions pénibles qui venaient se mêler à cette grande joie inespérée.
Quelle figure ferait-il, reparaissant au bout de trois années, sans avoir seulement gagné ses modestes galons de sergent, – sans rien apporter pour personne de son long voyage, dénué comme un pauvre hère, n’ayant ni sou ni maille ; – sans avoir eu le temps seulement de se munir d’une tenue neuve et convenable pour faire son entrée au village !
Non, vraiment, c’était trop précipité, ce départ : – cela le grisait ; cela l’enivrait, – mais pourtant on eût bien dû lui laisser devant lui quelques jours.
Et puis cette Algérie qu’il ne connaissait pas ne lui disait rien. – Aller encore s’acclimater ailleurs ! Puisque, à toute force, il fallait achever loin du foyer ces années retranchées de son existence, autant les finir ici même, au bord de ce grand fleuve triste, dont la tristesse maintenant lui était familière.
Hélas ! il aimait son Sénégal, le malheureux ; il s’en apercevait bien maintenant ; il y était attaché par une foule de liens intimes et mystérieux.
Il était comme fou de joie à l’idée de ce retour ; – mais il tenait au pays de sable, à la maison de Samba-Hamet, – même à toute cette grande tristesse morne, – même à ces excès de chaleur et de lumière,
Il n’était pas préparé à s’en aller si vite.
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Des effluves de tout ce qui l’entoure se sont infiltrés peu à peu dans le sang de ses veines ; il se sent retenu, enlacé par toute sorte de fils invisibles, d’entraves ténébreuses, d’amulettes noires.
Les idées s’embrouillent à la fin dans sa tête troublée ; la délivrance inattendue lui fait peur. – Dans l’accablement de cette nuit chaude, qu’on sent pleine d’émanations d’orage, des influences étranges et mystérieuses sont en lutte autour de lui : on dirait les puissances du sommeil et de la mort se débattant contre celles du réveil et de la vie…
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