I

Lorsque Jean eut ainsi définitivement expulsé Fatou-gaye, il éprouva un grand soulagement d’avoir fait cette exécution. – Lorsqu’il eut convenablement arrangé dans son armoire de soldat tout son mince bagage, rapporté de la maison de Samba-Hamet, il se trouva plus libre et plus heureux.

Cela lui paraissait un acheminement vers le départ, vers ce bienheureux congé définitif qui n’était plus éloigné que de quelques mois.

Il avait eu pitié d’elle, cependant. Il avait voulu encore une fois lui envoyer l’argent de sa solde, pour lui faciliter une installation nouvelle ou un départ.

Mais, comme il aimait mieux ne pas la revoir, il avait chargé le spahi Muller de cette commission.

Muller s’était rendu dans la maison de Samba-Hamet, chez la griote. – Mais Fatou était partie.

– Elle a eu beaucoup de chagrin, dirent les petites esclaves, en yoloff, – faisant cercle et parlant toutes à la fois.

Le soir, elle n’a pas voulu manger le kouss-kouss que nous lui avions préparé.

– La nuit, dit la petite Sam-Lélé, je l’ai entendue qui parlait tout haut en rêvant, – et même les laobés ont jappé, ce qui est très mauvais signe. – Mais je n’ai pu comprendre ce qu’elle a dit.

Il était certain qu’elle était partie, – emportant ses calebasses sur la tête, – un peu avant le soleil levé.

Une macaque nommée Bafoufalé-Diop, femme chef des esclaves de la griote, personne très curieuse par nature, – l’avait suivie de loin, et l’avait vue tourner par le pont de bois sur le petit bras du fleuve, se dirigeant sur N’-dartoute – ayant l’air de très bien savoir où elle allait.

On croyait dans le quartier qu’elle avait dû aller demander asile à un certain vieux marabout très riche de N’-dar-toute, qui l’admirait beaucoup. – Elle était bien assez belle, d’ailleurs, pour n’être pas en peine de sa personne, quoique keffir.

Quelque temps encore, Jean évita de passer dans les quartiers de Coura-n’diaye.

Et puis bientôt il n’y pensa plus.

Il lui semblait d’ailleurs qu’il avait retrouvé sa dignité d’homme blanc, souillée par le contact de cette chair noire ; ces enivrements passés, cette fièvre des sens surexcités par le climat d’Afrique, ne lui inspiraient plus, quand il regardait en arrière, qu’un dégoût profond.

Et il se bâtissait toute une existence nouvelle, de continence et d’honnêteté.

A l’avenir, il vivrait au quartier, comme un homme sage.

Il ferait des économies pour rapporter à Jeanne Méry une foule de souvenirs du Sénégal de belles nattes qui seraient plus tard l’ornement de leur logis rêvé ; des pagnes brodés dont les riches couleurs feraient l’admiration des gens de son pays, et qui, dans leur ménage, leur serviraient de tapis de table magnifiques ; – et puis surtout des boucles d’oreilles et une croix en or fin de Galam qu’il commanderait exprès pour elle aux plus grands artistes noirs.

– Elle les mettrait pour se parer, le dimanche, en allant à l’église avec les Peyral, et certes dans le village aucune autre jeune femme n’aurait des bijoux aussi beaux.

………………………

Ce pauvre grand spahi à l’air si grave formait ainsi dans sa jeune tête inculte une foule de projets presque enfantins, rêves naïfs de bonheur, de vie de famille et de paisible honnêteté.

Jean avait alors près de vingt-six ans. On lui eût donné un peu plus que son âge, comme cela arrive souvent pour les hommes qui ont mené la vie rude aux champs, à la mer ou à l’armée. – Ces cinq ans de Sénégal l’avaient beaucoup changé ; ses traits s’étaient accentués ; il était plus basané et plus maigre ; il avait pris l’air plus militaire et plus arabe ; ses épaules et sa poitrine s’étaient beaucoup élargies, bien que sa taille fût restée mince et souple ; il mettait son fez et retournait sa longue moustache brune avec une coquetterie de soldat qui lui allait à ravir.

– Sa force et son extrême beauté inspiraient une sorte de respect involontaire à ceux qui l’approchaient. On lui parlait autrement qu’aux autres.

Un peintre l’eût choisi comme type accompli de charme noble et de perfection virile.

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