II

Un jour, sous une même enveloppe portant le timbre de son village, Jean trouva deux lettres, – l’une de sa chère vieille mère, – l’autre de Jeanne.

Lettre de Françoise Peyral à son fils.

« Mon cher fils,

« Il y a bien du nouveau depuis ma dernière lettre, et tu vas avoir bien de l’étonnement. – Mais ne te tourmente pas tout d’abord ; il faut faire comme nous, mon cher fils, prier le bon Dieu et avoir toujours bon espoir. – Je commencerai par te dire qu’il est venu dans le pays un jeune huissier nouveau, M. Prosper Suirot, qui n’est pas très aimé chez nous, vu qu’il est dur avec les pauvres gens et qu’il a l’âme sournoise ; mais c’est un homme qui a une belle position, on ne peut pas dire le contraire. – Donc, ce monsieur Suirot a demandé la main de Jeanne à ton oncle Méry, qui l’a accepté pour son gendre.

– Maintenant, Méry est venu nous faire une scène ici un soir ; il avait fait prendre des renseignements sur ton compte auprès de tes colonels sans nous le dire, et on lui a donné des renseignements mauvais, à ce qu’il parait. – On dit que tu as une femme nègre là-bas ; que tu l’as gardée tout de même contre les observations de tes chefs ; que c’est cela qui t’a empêché de passer maréchal des logis ; qu’il y a de mauvais bruits là-bas sur ton compte ; beaucoup de choses, mon cher fils, que je n’aurais jamais pu croire, mais c’était écrit sur un papier imprimé qu’il nous a montré, et sur lequel on avait marqué les cachets de ton régiment. – Maintenant, Jeanne est venue se sauver chez nous tout en pleurs, disant qu’elle n’épouserait jamais le Suirot, qu’elle ne serait jamais que ta femme à toi, mon cher Jean, et qu’elle aimerait mieux s’en aller dans un couvent. – Elle t’a écrit une lettre que je t’envoie, où elle te marque ce que tu dois faire ; elle est majeure et elle a beaucoup de tête, fais bien tout ce qu’elle te dira et écris poste pour poste à ton oncle, comme elle te le commande. – Tu vas nous revenir dans dix mois, mon cher fils ; avec de la conduite jusqu’à la fin de ton congé et en priant beaucoup le bon Dieu, cela pourra sans doute s’arranger encore ; mais nous sommes bien tourmentés, comme tu dois le penser ; nous avons peur aussi que Méry ne défende à Jeanne de revenir chez nous, et alors ce serait bien malheureux.

« Peyral se joint à moi, mon cher fils, pour t’embrasser et te prier de nous écrire au plus vite.

« Ta vieille mère qui t’adore pour la vie.

« FRANÇOISE PEYRAL. »

Jeanne Méry à son cousin Jean.

« Mon cher Jean,

« Je m’ennuie tant, vois-tu, que je voudrais passer (1) tout de suite. J’ai trop de malheur que tu ne sois pas rendu et que tu ne parles pas de revenir bientôt.

Voilà maintenant que mes parents, d’accord avec mon parrain, veulent me marier avec ce grand Suirot dont je t’ai causé déjà ; on me casse la tête pour me dire qu’il est riche et que je dois avoir de l’honneur qu’il m’ait demandée. Je dis non, tu penses, et je me mine les yeux à pleurer.

(1) Passer, mourir (cévenol).

« Mon cher Jean, je suis bien malheureuse d’avoir tout le monde contre moi, Olivette et Rose rient de me voir toujours les yeux rouges ; je crois qu’elles, elles épouseraient très volontiers le grand Suirot si seulement il voulait d’elles. Moi, rien que d’y penser, ça me fait un frisson ; non bien sûr que je ne l’épouserai jamais, et que je leur échapperai à tous pour entrer au couvent de Saint-Bruno, s’ils me poussent à bout.

« Si seulement je pouvais aller chez toi quelquefois, ça me remonterait de causer avec ta mère, pour qui j’ai bien du respect et de l’amitié comme si j’étais sa fille ; mais on me fait déjà de gros yeux parce que j’y vais trop souvent, et qui sait si bientôt on ne me le défendra pas tout à fait.

« Mon cher Jean, il faut que tu fasses tout ce que je vais te dire. J’entends qu’il y a des méchants bruits sur toi ; je me dis qu’ils les font courir à seule fin de m’influencer, mais je ne crois pas un mot de tous ces contes, ça n’est pas possible, et pas un ici ne te connaît comme moi. Tout de même je serai contente si tu me dis un petit mot là-dessus, et si tu me parles de ton amitié : tu sais ça fait toujours plaisir quand même on sait bien que c’est vrai. Et puis écris tout de suite à mon père pour me demander en mariage, surtout fais-lui bien la promesse que tu te conduiras toujours au pays comme un homme sage et rangé sur qui on n’aura jamais rien à dire, quand tu seras mon mari ; – après ça je le supplierai à genoux. – Le bon Dieu ait pitié de nous, mon bon Jean !

« Ta fiancée pour la vie,

« JEANNE MÉRY. »

Au village, on n’apprend guère à exprimer les sentiments du cœur ; les jeunes filles élevées aux champs sentent très vivement quelquefois, – mais les mots leur manquent pour rendre leurs émotions et leurs pensées, le vocabulaire raffiné de la passion est fermé pour elles ; ce qu’elles éprouvent, elles ne savent le traduire qu’à l’aide de phrases naïves et tranquilles ; là est toute la différence.

Il fallait que Jeanne eût senti bien vivement pour avoir écrit cette lettre, – et Jean, qui parlait lui aussi ce langage simple, comprit tout ce qu’il y avait là-dessous de résolution et d’amour. – En présence de cette fidélité ardente de sa fiancée, il eut confiance et espoir ; il mit dans sa réponse tout ce qu’il y sut mettre de tendresse et de reconnaissance, il adressa à son oncle Méry une demande en forme, accompagnée de serments bien sincères de sagesse et de bonne conduite ; – et puis il attendit sans trop d’inquiétude le retour du courrier de France…

M. Prosper Suirot était un jeune huissier étroit et voûté, doublé d’un libre-penseur farouche, bavant des inepties athées sur toutes les choses saintes d’autrefois, – gratteur de papier à la vue basse, dont les petits yeux rougis s’abritaient sous des lunettes fumées. – Ce rival eût fait pitié à Jean, qui éprouvait une répulsion instinctive pour les êtres laids et mal bâtis.

Séduit par la dot et la figure de Jeanne, le petit huissier croyait, dans sa bêtise bouffie, faire beaucoup d’honneur à la jeune paysanne en lui offrant sa laide personne et son infime position sociale ; il avait même décidé qu’après le mariage, pour se mettre à sa hauteur, Jeanne, devenue dame, se coifferait d’un chapeau.

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