Une première reconnaissance, – à l’est du campement de Dialdé, dans la direction de Djidiam (Jean, le sergent Muller et le grand Nyaor).
Au dire des vieilles femmes peureuses de la tribu alliée, on avait vu sur le sable les empreintes toutes fraîches d’une troupe nombreuse d’hommes et de cavaliers, qui ne pouvait être autre que l’armée du grand roi noir.
Depuis deux heures, les trois spahis promenaient en tous sens leurs chevaux dans la plaine, sans rencontrer aucune empreinte humaine par terre, aucune trace du passage d’une armée.
Le sol, en revanche, était criblé d’empreintes de toutes les bêtes d’Afrique, – depuis le gros trou rond que creuse l’hippopotame de son pied pesant, jusqu’au petit triangle délicat que la gazelle, dans sa course légère, trace du bout de son sabot. – Le sable, durci par les dernières pluies de l’hivernage, gardait avec fidélité parfaite tous les dessins que lui confiaient les habitants du désert. On y reconnaissait des mains de singes, – de grands pas dégingandés de girafes, – des traînées de lézards et de serpents, – des griffes de tigres et de lions ; on aurait pu suivre les allées et venues cauteleuses des chacals, – les bonds prodigieux des biches poursuivies ; – on devinait toute l’animation terrible amenée par l’obscurité dans ces déserts, qui demeurent silencieux tant que le soleil y promène son grand œil flamboyant ; on reconstituait tous les sabbats nocturnes de la vie sauvage.
Les trois spahis faisaient lever devant leurs chevaux tout le gibier caché dans les halliers ; – on eût fait dans ce pays des chasses miraculeuses. Les perdrix rouges s’envolaient au bout de leurs fusils, – et les poules-pharaons, – et les geais bleus et les geais roses, – et les merles métalliques, et les grandes outardes. Eux les laissaient tous partir, cherchant toujours des traces d’hommes, et n’en trouvant aucune.
Le soir approchait, et des vapeurs épaisses s’entassaient à l’horizon. Le ciel avait ces aspects lourds et immobiles que l’imagination prête aux couchers du soleil antédiluvien, – aux époques où l’atmosphère, plus chaude et plus chargée de substances vitales, couvait sur la terre primitive ces germes monstrueux de mammouths et de plésiosaures..
Le soleil s’abaissa doucement dans ces voiles étranges ; il devint terne, – livide, – sans rayons ; il se déforma, – s’agrandit démesurément, – puis s’éteignit.
Nyaor, qui jusque-là avait suivi Muller et Jean avec son insouciance habituelle, déclara que la reconnaissance devenait imprudente, et que les deux toubabs ses amis seraient inutilement téméraires s’ils la prolongeaient davantage.
Le fait est que toutes les surprises étaient possibles, qu’autour d’eux tout était à redouter. De plus, les empreintes de lions étaient partout fraîches et nombreuses ; – les chevaux commençaient à s’arrêter, flairant ces cinq griffes si nettes sur le sable uni, et tremblants de frayeur…
Jean et le sergent Muller, ayant tenu conseil, se décidèrent à tourner bride, et bientôt les trois chevaux volaient comme le vent dans la direction du blockhaus, laissant flotter derrière eux les burnous blancs de leurs cavaliers. Dans le lointain, on commençait à entendre cette formidable voix caverneuse que les Maures comparent au tonnerre : la voix du lion en chasse.
Ils étaient braves, ces trois hommes qui galopaient là, – et pourtant ils subissaient cette sorte de vertige que donne la vitesse, – cette peur contagieuse qui faisait bondir leurs bêtes affolées. – Les joncs qui se couchaient sous leur passage, les branches qui fouettaient leurs jambes, – leur semblaient des légions de lions du désert lancés à leur trousse…
Ils aperçurent bientôt la rivière qui les séparait des tentes françaises, du monde habité, et le petit blockhaus arabe du village de Dialdé, éclairé encore de dernières lueurs rouges.
Ils firent passer leurs chevaux à la nage et rentrèrent au camp…