Tout le jour, Fatou-gaye marcha fiévreusement dans les halliers, dans les sables, traînant toujours son tout petit enfant endormi sur son dos… Elle allait, venait, courait par instants, avec des allures folles de panthère qui aurait perdu ses petits ; – elle cherchait toujours, sous l’ardent soleil, sondant les buissons, fouillant les brousses épineuses.
Vers trois heures, dans une plaine aride, elle aperçut un cheval mort, – puis une veste rouge, – puis deux, puis trois… C’était le champ de la déroute, – c’était là qu’ils étaient tombés, les spahis !…
Par-ci par-là, de maigres broussailles de mimosas et de tamaris dessinaient sur le sol jaune des ombres ténues, qui semblaient émiettées par le soleil… Tout au loin, au bout de cette platitude sans bornes, la silhouette d’un village aux huttes pointues apparaissait dans le profond horizon bleu.
Fatou-gaye s’était arrêtée, tremblante, terrifiée… Elle l’avait reconnu, lui, là-bas, étendu avec les bras raidis et la bouche ouverte au soleil, – et elle récitait je ne sais quelle invocation du rite païen, en touchant les grigris pendus à son cou noir…
Elle resta là longtemps, à parler tout bas, avec des yeux hagards, dont le blanc s’était injecté de taches rouges…
Elle voyait de loin venir de vieilles femmes de la tribu ennemie qui se dirigeaient vers les morts, – et elle se doutait de quelque chose d’horrible…
Les vieilles négresses, hideuses et luisantes sous le soleil torride, traînant une acre odeur de soumaré, s’approchèrent des jeunes hommes avec un cliquetis de grigris et de verroteries ; elles les remuèrent du pied, avec des rires, des attouchements obscènes, des paroles burlesques qui semblaient des cris de singes ; – elles violaient ces morts avec une bouffonnerie macabre…
Et puis elles les dépouillèrent de leurs boutons dorés, qu’elles mirent dans leurs cheveux crépus ; elles prirent leurs éperons d’acier, leurs vestes rouges, leurs ceintures…
Fatou-gaye était tapie derrière son buisson, ramassée sur elle-même, comme une chatte en arrêt ; – quand vint le tour de Jean, elle bondit, les ongles en avant, en poussant des cris de bête, injuriant les femelles noires dans une langue inconnue… Et l’enfant, qui s’était réveillé, se cramponnait au dos de sa mère furieuse et terrible…
Elles eurent peur, les femelles noires, et reculèrent…
Leurs bras, d’ailleurs, étaient assez chargés de butin ; elles pensèrent que, demain, elles pourraient revenir… Elles échangèrent des paroles que Fatou-gaye ne savait pas comprendre – et s’éloignèrent, en se retournant encore pour lui adresser des rires féroces, des moqueries de chimpanzés.
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Quand Fatou-gaye fut seule, accroupie tout à côté de Jean, elle l’appela par son nom… Elle cria trois fois : « Tjean !… Tjean ! Tjean !… » d’une voix grêle qui retentissait dans cette solitude comme la voix de la prêtresse antique appelant les morts… Elle était là accroupie sous l’implacable soleil d’Afrique, les yeux fixes, regardant au loin, sans voir, le grand horizon brûlant et morne ; – elle avait peur de regarder la figure de Jean.
Les vautours abattaient impudemment leur vol près d’elle, fouettant l’air lourd de leurs grands éventails noirs… Ils rôdaient autour des cadavres, – ils n’osaient pas encore… les trouvant trop frais.
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Fatou-gaye aperçut la médaille de la Vierge dans la main du spahi ; elle comprit qu’en mourant il avait prié… Elle aussi avait des médailles de la Vierge et un scapulaire, mêlés aux grigris qui pendaient à son cou ; à Saint-Louis, des prêtres catholiques l’avaient baptisée, – mais ce n’était pas en ceux-là qu’elle avait foi.
Elle prit une amulette de cuir, que jadis, dans le pays de Galam, une femme noire, sa mère, lui avait donnée…
C’était là le fétiche qu’elle aimait et qu’elle embrassa avec amour.
Et puis elle se pencha sur le corps de Jean et lui souleva la tête.
De la bouche ouverte, d’entre les dents blanches, sortaient des mouches bleues, – et un liquide déjà fétide découlait des blessures du thorax.
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