DJÉNANE À ANDRÉ, LE LENDEMAIN
« Encore une fois sauvées ! Nous avons eu de terribles difficultés au retour ; mais maintenant il fait calme dans la maison… Avez-vous remarqué, en arrivant, comme notre Stamboul était beau ?
« Aujourd’hui la pluie, la neige fondue battent nos vitres, le vent glacé joue de la flûte triste sous nos portes. Combien nous aurions été malheureuses, si ce temps-là s’était déchaîné hier ! À présent que notre promenade est dans le passé et qu’il nous en reste comme le souvenir d’un joli rêve, elles peuvent souffler, toutes les tempêtes de la Mer Noire…
« André, nous ne nous reverrons pas avant mon départ, les circonstances ne permettent plus d’organiser un rendez-vous à Stamboul ; c’est donc mon adieu que je vous envoie, sans doute jusqu’au printemps. Mais voulez-vous faire une chose que je vous demande en grâce ? Dans un mois, quand vous partirez pour la France, puisque vous comptez prendre les paquebots, emportez un fez et choisissez la ligne de Salonique ; on s’y arrête quelques heures, et je sais un moyen de vous y rencontrer. Un de mes nègres viendra vous porter à bord le mot d’ordre. Ne me refusez pas.
« Que le bonheur vous accompagne, André, dans votre pays !…
« DJÉNANE. »
Après le départ de Djénane, André resta cinq semaines encore à Constantinople, où il revit Zeyneb et Mélek. Quand le moment vint de prendre son congé de deux mois, il s’en alla par la ligne indiquée, emportant son fez ; mais à Salonique aucun nègre ne se présenta au paquebot. La relâche fut donc pour lui toute de mélancolie, à cause de cette attente déçue, – et aussi à cause du souvenir de Nedjibé qui planait encore sur cette ville et sur ces arides montagnes alentour. Et il repartit sans rien savoir de sa nouvelle amie.
Quelques jours après être arrivé en France, il reçut cette lettre de Djénane :
« Bounar-Bachi, près Salonique, 10 janvier 1905.
« Quand et par qui pourrai-je faire jeter à la poste ce que je vais vous écrire, gardée comme je le suis ici ?
« Vous êtes loin et on n’est pas sûr que vous reviendrez. Mes cousines m’ont raconté vos adieux et leur tristesse depuis votre départ. Quelle étrange chose, André, si on y songe, qu’il y ait des êtres dont la destinée soit de traîner la souffrance avec eux, une souffrance qui rayonne sur tout ce qui les approche ! Vous êtes ainsi et ce n’est pas votre faute. Vous souffrez de peines infiniment compliquées, ou peut-être infiniment simples. Mais vous souffrez ; les vibrations de votre âme se résolvent toujours en douleur. On vous approche : on vous hait ou l’on vous aime. Et, si l’on vous aime, on souffre avec vous, par vous, de vous. Ces petites de Constantinople, vous avez été cette année un rayon dans leur vie ; rayon éphémère, elles le savaient d’avance. Et à présent elles souffrent de la nuit où elles sont retombées.
« Pour moi, ce que vous avez été, peut-être un jour vous le dirai-je. Ma souffrance à moi est moins de ce que vous soyez parti que de vous avoir rencontré.
« Vous m’en avez voulu sans doute de n’avoir pas arrangé une entrevue, à votre passage par Salonique. La chose en soi était possible, dans la campagne qui est déserte comme au temps de votre Nedjibé. Nous aurions eu dix minutes à nous, pour échanger quelques mots d’adieu, un serrement de main. Il est vrai, mon chagrin n’en aurait pas été allégé, au contraire. Pour des raisons qui m’appartiennent, je me suis abstenue. Mais ce n’est point la peur du danger qui a pu m’arrêter, oh ! loin de là ; si, pour aller à vous, j’avais su la mort embusquée sur le chemin de mon retour, je n’aurais pas eu d’hésitation ni de trouble, et je vous aurais porté alors, André, l’adieu de mon cœur, tel que mon cœur voudrait vous le dire. Nous autres, femmes turques d’aujourd’hui, nous n’avons pas peur de la mort. N’est-ce pas vers elle que l’amour nous pousse ? Quand donc, pour nous, l’amour a-t-il été synonyme de vie ?
« DJÉNANE. »
Et Mélek, chargée de faire passer cette lettre en France, avait ajouté sous la même enveloppe ces réflexions qui lui étaient venues :
« En songeant longuement à vous, notre ami, j’ai trouvé, j’en suis sûre, plusieurs des causes de votre souffrance. Oh ! je vous connais maintenant, allez ! D’abord vous voulez toujours tout éterniser, et vous ne jouissez jamais pleinement de rien, parce que vous vous dites : « Cela va finir. » Et puis la vie vous a tellement comblé, vous avez eu tant de choses bonnes dans les mains, tant de choses dont une seule suffirait au bonheur d’un autre, que vous les avez toutes laissé tomber, parce qu’il y en avait surabondance. Mais votre plus grand mal, c’est qu’on vous a trop aimé et qu’on vous l’a trop dit ; on vous a trop fait sentir que vous étiez indispensable aux existences dans lesquelles vous apparaissiez ; on est toujours venu au-devant de vous ; jamais vous n’avez eu besoin de faire aucun pas dans le chemin d’aucun sentiment : chaque fois, vous avez attendu. À présent vous sentez que tout est vide, parce que vous n’aimez pas vous-même, vous vous laissez aimer. Croyez-moi, aimez à votre tour, n’importe, une quelconque de vos innombrables amoureuses, et vous verrez comme ça vous guérira.
« MÉLEK. »
La lettre de Djénane déplut à André, qui la jugea pas assez naturelle. « Si son affection, se disait-il, était si profonde, elle aurait, avant tout et malgré tout, désiré me dire adieu, soit à Stamboul, soit à Salonique ; il y a de la littérature là-dedans. » Il se sentait déçu ; sa confiance en elle était ébranlée, et il en souffrait. Il oubliait que c’était une Orientale, plus excessive en tout qu’une Européenne, et d’ailleurs bien plus indéchiffrable.
Il fut sur le point, dans sa réponse, de la traiter en enfant, comme il faisait quelquefois : « Un être qui traîne la souffrance avec lui ! Alors nous y voilà, à votre homme fatal que vous déclariez vous-même démodé depuis 1830… » Mais il craignit d’aller trop loin et répondit sur un ton sérieux, lui disant qu’elle l’avait péniblement atteint en le laissant partir ainsi.
Aucune communication directe n’était possible avec elle, à Bounar-Bachi, dans son palais de belle-au-bois-dormant ; tout devait passer par Stamboul, par les mains de Zeyneb ou de Mélek, et de bien d’autres complices encore.
Au bout de trois semaines, il reçut ces quelques mots, dans une lettre de Zeyneb.
« André, comment vous blesser de n’importe ce que je puisse dire ou faire, moi qui suis un rien auprès de vous ? Ne savez-vous pas que toute ma pensée, toute mon affection est une chose humble, que vos pieds peuvent fouler ; un long tapis ancien, aux dessins quand même encore jolis, sur lequel vos pieds ont le droit de marcher. Voilà ce que je suis, et vous pourriez vous fâcher contre moi, m’en vouloir ?
« DJÉNANE. »
Elle était redevenue Orientale tout entière là-dedans, et André, qui en fut charmé et ému, lui récrivit aussitôt, cette fois avec un élan de douce affection, – d’autant plus que Zeyneb ajoutait : « Djénane est malade là-bas, d’une fièvre nerveuse persistante qui inquiète notre grand-mère, et le médecin ne sait qu’en penser. »
Des semaines après, Djénane le remercia par cette petite lettre, encore très courte, et orientale autant que la précédente :
« Bounar-Bachi, 21 février 1905.
« Je me disais depuis des jours : Où est-il, le bon remède qui doit me guérir ? Il est arrivé, le bon remède, et mes yeux, qui sont devenus trop grands, l’ont dévoré. Mes pauvres doigts pâles le tiennent, merci ! Merci de me faire l’aumône d’un peu de vous-même, l’aumône de votre pensée. Soyez béni pour la paix que votre seconde lettre m’a apportée !
« Je vous souhaite du bonheur, ami, en remerciement de l’instant de joie que vous venez de me donner. Je vous souhaite un bonheur profond et doux, un bonheur qui charme votre vie comme un jardin parfumé, comme un matin clair d’été.
« DJÉNANE. »
Malade, vaincue par la fièvre, la pauvre petite cloîtrée redevenait quelqu’un de la plaine de Karadjiamir, – comme on redevient enfant. Et, sous cet aspect, antérieur à l’étonnante culture dont elle était si fière, André l’aimait davantage.
Cette fois encore, au petit mot de Djénane, il y avait un post-scriptum de Mélek. Après des reproches sur la rareté de ses lettres toujours courtes, elle disait :
« Nous admirons votre agitation, en vous demandant comment il faudrait nous y prendre pour être agitées nous aussi, occupées, surmenées, empêchées d’écrire à nos amis. Enseignez-nous le moyen, s’il vous plaît. Nous au contraire, c’est tout le jour que nous avons le temps d’écrire, pour notre malheur et pour le vôtre…
« MÉLEK. »