XXVI

Quand André revint en Turquie, son congé terminé, aux premiers jours de mars 1905, Stamboul avait encore son manteau de neige, mais, ce jour-là, c’était sous un ciel admirablement bleu. Autour du paquebot qui le ramenait, des milliers de goélands et de mouettes tourbillonnaient ; le Bosphore était criblé de ces oiseaux comme d’une sorte de neige à plus gros flocons ; des oiseaux fous, innombrables, une nuée de plumes blanches qui s’agitaient en avant d’une ville blanche ; un merveilleux aspect d’hiver, avec l’éclat d’un soleil méridional.

Zeyneb et Mélek qui savaient par quel paquebot il devait rentrer, lui envoyèrent le soir même, par leur nègre le plus fidèle, leurs sélams de bienvenue, en même temps qu’une longue lettre de Djénane qui, disaient-elles, était guérie, mais prolongeait encore son séjour dans son vieux palais lointain.

Une fois guérie, la petite barbare de la plaine de Karadjiamir était redevenue volontaire et compliquée, plus du tout la « chose humble que son ami pouvait fouler aux pieds ». Oh ! non, car elle écrivait maintenant avec rébellion et violence. C’est qu’il y avait eu, derrière la grille des harems, d’incohérents bavardages sur se livre qu’André préparait ; une jeune femme, que cependant il avait à peine entrevue et seulement sous l’épais voile noir, se serait vantée, prétendaient quelques-unes, d’être son amie, la grande inspiratrice de l’œuvre projetée ; et Djénane, la pauvre séquestrée là-bas, s’affolait d’une jalousie un peu sauvage :

« André, ne comprenez-vous pas quelle rage d’impuissance doit nous prendre, quand nous pensons que d’autres peuvent se glisser entre vous et nous ? Et c’est pis encore quand cette rivalité s’exerce sur ce qui est notre domaine : vos souvenirs, vos impressions d’Orient. Ne savez-vous pas, ou avez-vous oublié que nous avons joué notre vie (sans parler de notre repos), et cela uniquement pour vous les donner complètes, ces impressions de notre pays, – car ce n’était même pas pour gagner votre cœur (nous le savions las et fermé) ; non, c’était pour frapper votre sensibilité d’artiste, et lui procurer, si l’on peut dire, une sorte de rêve à demi réel. Afin d’arriver à cela, qui semblait impossible, afin de vous montrer ce que, sans nous, vous n’auriez pu qu’imaginer, nous avons risqué, les yeux ouverts, de nous mettre dans l’âme un chagrin et un regret éternels. Croyez-vous que beaucoup d’Européennes en eussent fait autant ?

« Oui, il y a des heures où c’est une torture de songer que d’autres pensées viendront en vous qui chasseront notre souvenir, que d’autres impressions vous seront plus chères que celles de notre Turquie vue avec nous et à travers nous. Et je voudrais, votre livre fini, que vous n’écriviez plus rien, que vous ne pensiez plus, que vos yeux durs et clairs ne s’adoucissent jamais plus pour d’autres. Et quand la vie m’est trop intolérable, je me dis qu’elle ne durera pas longtemps, et qu’alors, si je pars la première et s’il est possible aux âmes libérées d’agir sur celles des vivants, mon âme à moi s’emparera de la vôtre pour l’attirer, et, où je serai, il faudra qu’elle vienne.

« Ce qui me reste à vivre, je le donnerais sur l’heure pour lire dix minutes en vous. Je voudrais avoir la puissance de vous faire souffrir, – et le savoir, moi qui aurais donné, il y a quelques mois, cette même vie pour vous savoir heureux.

« Mon Dieu, André, êtes-vous donc si riche en amitiés, que vous en soyez si gaspilleur ? Est-ce généreux à vous de faire tant de peine à qui vous aime, et à qui vous aime de si loin, d’une tendresse si désintéressée ? Ne gâtez pas follement une affection qui, – pour être un peu exigeante et jalouse, – n’en est pas moins la plus vraie peut-être et la plus profonde que vous ayez rencontrée dans votre vie.

« DJÉNANE. »

André se sentit nerveux après avoir lu. Le reproche était enfantin et ne tenait pas debout, puisqu’il n’avait parmi les femmes turques d’autres amies que ces trois-là. Mais c’est le ton général, qui n’allait plus. « Cette fois, il n’y a pas à se le dissimuler, se dit-il, voici une vraie fausse note, un grand éclat discord, au milieu de ces trois amitiés sœurs, dont je m’obstinais à croire la pure harmonie tellement inaltérable… Pauvre petite Djénane, est-ce possible pourtant ? »

Il essaya d’envisager cette situation nouvelle, qui lui parut sans issue. « Cela ne peut pas être, se dit-il, cela ne sera jamais, parce que je ne veux pas que cela soit. Voilà pour ce qui me concerne ; de mon côté, la question est tranchée. » Et quand on s’est prononcé d’une façon aussi nette envers soi-même, cela protège bien contre les pensées troubles et les alanguissements perfides.

Son mérite à se parler ainsi n’était d’ailleurs pas très grand, car il avait la conviction absolue que Djénane, même l’aimât-elle, resterait toujours intangible. Il connaissait à présent cette petite créature à la fois confiante et hautaine, audacieuse et immaculée : elle était capable de se livrer loin à un ami qu’elle jugeait décidé à ne pas sortir de son rôle de grand aîné fraternel, mais sans doute elle eût laissé retomber à jamais son voile sur son visage, avec une déception irrémédiable, rien que pour une pression de main un peu prolongée ou tremblante…

L’aventure ne lui en paraissait pas moins pleine de menaces. Et des phrases, dites autrefois par elle et qui l’avaient à peine frappé, lui revenaient à la mémoire aujourd’hui avec des résonances graves : « L’amour d’une musulmane pour un étranger n’a d’autre issue que la fuite ou la mort. »

Mais le lendemain, par un beau temps presque déjà printanier, tout lui sembla beaucoup moins sérieux. Comme l’autre fois, il se dit qu’il y avait peut-être pas mal de « littérature » dans cette lettre, et surtout de l’exagération orientale. Depuis quelques années du reste, pour lui faire entendre qu’on l’aimait, il fallait de lui prouver jusqu’à l’évidence, – tant le chiffre de son âge lui était constamment présent à l’esprit, en obsession cruelle…

Et, le cœur plus léger qu’hier, il se rendit à Stamboul, à Sultan-Selim, où l’attendaient Zeyneb et Mélek qu’il lui tardait de revoir. Stamboul, toujours diversement superbe dans le lointain, était ce jour-là pitoyable à voir de près, sous l’humidité et la boue des grands dégels, et l’impasse où s’ouvrait la maisonnette des rendez-vous, avait des plaques de neige encore, le long des murs à l’ombre.

Dans l’humble petit harem, où il faisait froid, elles le reçurent le voile relevé, confiantes et affectueuses, comme on reçoit un grand frère qui revient de voyage. Et tout de suite, il fut frappé de l’altération de leurs traits. Le visage de Zeyneb, qui restait toujours la finesse et la perfection mêmes, avait pris une pâleur de cire, les yeux s’étaient agrandis et les lèvres décolorées : l’hiver, très rude cette année-là en Orient, avait dû aggraver beaucoup le mal qu’elle dédaignait de soigner. Quant à Mélek, pâlie elle aussi, un pli douloureux au front, on la sentait concentrée, presque tragique, mûrie soudain pour quelque résistance suprême.

– Ils veulent encore me marier ! dit-elle, âprement et sans plus en réponse à l’interrogation muette qu’elle avait devinée dans les yeux d’André.

– Et vous ? demanda-t-il à Zeyneb.

– Oh ! moi… j’ai la délivrance là, sous ma main, répondit-elle en touchant sa poitrine, que soulevait de temps à autre une petite toux sinistre.

Toutes deux se préoccupaient de cette lettre de Djénane, qui hier venait de passer par leurs mains, et qui était cachetée, chose sans précédent entre elles où il n’y avait jamais eu un mystère.

– Que pouvait-elle bien vous dire ?

– Mon Dieu !… Rien… Des enfantillages… Je ne sais quels absurdes caquets de harem, dont elle s’est émue bien à tort…

– Ah ! sans doute l’histoire de cette nouvelle inspiratrice de votre livre, qui aurait surgi, en dehors de nous ?…

– Justement. Et ça ne tient pas debout, je vous assure ; car, en dehors de vous trois et des quelques vagues fantômes à qui vous m’avez vous-même présenté…

– Nous n’y avons jamais cru, ni ma sœur, ni moi… Mais elle, là-bas, loin de tout… Dans la réclusion, qu’est-ce que vous voulez, on se monte la tête…

– Et elle se l’est montée si bien qu’elle m’en veut très sérieusement…

– Pas à mort, toujours, interrompit Mélek, ou du moins cela n’en a pas l’air… Tenez, regardez plutôt ce qu’elle m’écrit ce matin…

Elle lui tendit ce passage de lettre, après avoir replié la feuille, sur la suite que sans doute il ne devait pas lire :

« Dites-lui que je pense à lui sans cesse, que ma seule joie au monde est son souvenir. Ici, je vous envie, c’est tout ce que je fais ; je vous envie pour les moments que vous passez ensemble, pour ce qu’il vous donne de sa présence ; je vous envie de ce que vous êtes si près de lui, de ce que vous pouvez voir son regard, de ce que vous pouvez serrer sa main. Ne m’oubliez pas quand vous êtes ensemble ; je veux ma part de vos réunions et de leur danger. »

– Évidemment, conclut-il, en rendant la lettre pliée, cela n’a pas l’air d’une haine bien mortelle…

Il avait fait son possible pour parler d’un ton léger, mais ces quelques phrases, communiquées par Mélek, le laissaient plus convaincu et plus troublé que la longue lettre violente à lui adressée. Pas de « littérature » là-dedans ; c’était tout simple, et si clair !… Et avec quelle candeur elle écrivait à ses cousines ces phrases transparentes, quand elle avait pris la peine de cacheter si soigneusement ses grands reproches amoureux de l’autre jour !

Ainsi avait décidément tourné, contre son attente, cette étrange et paisible amitié de l’année dernière, avec trois femmes, qui, au début, ne devaient former qu’une indissoluble petite trinité, une seule âme, à jamais sans visage. Ce résultat l’épouvantait bien, mais le charmait aussi ; en ce moment, il se sentait incapable de dire s’il préférait que ce fût ainsi ou que ce ne fût pas…

– Quand revient-elle ? demanda-t-il.

– Aux premiers jours de mai, répondit Zeyneb. Nous devons nous réinstaller, comme l’année dernière, dans notre yali de la côte d’Asie. Nos humbles projets sont d’y passer encore un dernier été ensemble, si la volonté de nos maîtres ne vient pas nous séparer par quelque mariage avant l’automne. Je dis dernier, parce que moi, l’hiver sans doute m’emportera, et, dans tous les cas, les deux autres, l’été prochain, seront remariées.

– Ça, on verra bien ! dit Mélek, avec un sombre défi.

Pour André également, ce serait le dernier été du Bosphore. Son poste à l’ambassade prenait fin en novembre, et il était décidé à suivre passivement sa destinée, un peu par fatalisme, et puis aussi parce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas s’entêter à prolonger, surtout lorsqu’elles ne sauraient avoir que des solutions douloureuses ou coupables. Il entrevoyait donc, avec beaucoup de mélancolie, le recommencement de cette saison enchantée au Bosphore, où l’on circule en caïque sur l’eau bleue, le long des deux rives aux maisons grillagées, ou bien dans la Vallée-du-Grand-Seigneur et dans les montagnes de la côte d’Asie, tapissées de bruyères roses. Tout cela reviendrait une suprême fois, mais pour finir sans aucune espérance de retour. Sur les rendez-vous avec ses trois amies, pèserait, comme l’année dernière, la continuelle attente des délations, des espionnages capables en une minute de le séparer d’elles pour jamais, de plus, cette certitude de ne pas revoir l’été suivant serait là pour donner plus d’angoisse à la fuite des beaux jours d’août et de septembre, à la floraison des colchiques violets, à la jonchée de feuilles des platanes, à la première pluie d’octobre. Et puis surtout, il y aurait cet élément nouveau si imprévu, l’amour de Djénane, qui, même incomplètement avoué, même tenu en bride comme elle en serait capable avec sa petite main de fer, ne manquerait pas de rendre plus haletante et plus cruelle la fin de ce rêve oriental.

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