XXXVIII

Le 1er du beau mois de juin ! Mai n’avait eu aucune durée ; Djénane n’était d’ailleurs pas revenue, et ses lettres, maintenant toujours courtes, n’expliquaient rien.

Le 1er du beau mois de juin ! André qui avait repris son appartement de Thérapia, au bord de l’eau, devant l’ouverture de la Mer Noire, s’éveilla dans la splendeur du matin, le cœur plus serré, du seul fait d’être en juin ; rien que ce changement de date lui donnait le sentiment d’un grand pas de plus vers la fin. – D’ailleurs, son mal sans remède, qui était l’angoisse de la fuite des jours, ne manquait jamais de s’exaspérer dans l’effarement extra-lucide des réveils. – Ce qu’il sentait fuir, cette fois, c’était ce printemps oriental, qui le grisait comme au temps de sa jeunesse, et qu’il ne retrouverai jamais, jamais plus… Et il songeait : « Demain finira tout cela, demain s’éteindra pour moi ce soleil ; les heures me son strictement comptées, avant la vieillesse et le néant… »

Mais comme toujours, quand le réveil fut complet, reparurent à son esprit les mille petites choses amusantes et jolies de la vie quotidienne, les mille petits mirages qui font oublier la marche du temps, et la mort. Pour commencer, ce fut la Vallée-du-Grand-Seigneur qui se représenta à son souvenir ; elle était là, en face de lui, derrière ces collines boisées de la rive d’Asie qu’il apercevait chaque matin en ouvrant les yeux, et il irait dans l’après-midi s’y asseoir comme l’année dernière à l’abri des platanes, pour fumer des narguilés en regardant de loin passer sur la prairie les promeneuses voilées qui ressemblent à des ombres élyséennes. Ensuite ce fut la préoccupation puérile de son nouveau caïque ; on l’avertit qu’il venait d’accoster sous les fenêtres, arrivant tout fraîchement doré de Stamboul, et que les rameurs demandaient à essayer leurs livrées neuves. Pour son dernier été d’Orient, il voulait paraître en bel équipage, les vendredis, aux Eaux-Douces, et il avait imaginé une très orientale combinaison de couleurs ; les vestes des bateliers et le long tapis traînant allaient être en velours capucine brodé d’or, et sur ce tapis, le domestique assis à la turque, tout au bout de la petite proue effilée, serait en bleu-de-ciel brodé d’argent. Quand ces figurants eurent endossé leurs parures nouvelles, il descendit pour voir l’effet sur l’eau. En ce moment, elle était un miroir imperceptiblement ondulé, cette eau du Bosphore, d’habitude plutôt remuante. Paix infinie dans l’air, fête de juin et de matin dans les verdures des deux rives. André fut content de l’essayage, s’amusa les yeux avec le contraste de ce bonhomme, bleu et argenté, trônant sur ce velours jaune sombre, – dont les broderies dorées reproduisaient un vieux poème arabe consacré à la perfidie de l’amour. Et puis il s’étendit dans le caïque, pour aller faire un tour jusqu’en Asie, avant l’ardeur du soleil méridien.

Le soir, il reçut une lettre de Zeyneb, qui lui donnait rendez-vous au prochain jour des Eaux-Douces, rien que pour se croiser en caïque, bien entendu. Tout devenait plus dangereux, disait-elle, la surveillance était redoublée ; on venait aussi de leur interdire de se promener le long de la côte, comme l’an passé dans cette barque légère, où elles ramaient elles-mêmes en voile de mousseline. Par ailleurs, jamais aucune amertume dans ses plaintes, à Zeyneb ; elle était une trop douce créature pour s’irriter, et puis aussi trop lasse et tellement résignée à tout, avec cette bonne et prochaine mort, qu’elle avait accueillie dans sa poitrine… En post-scriptum elle racontait que le pauvre vieux Mevlut (eunuque d’Éthiopie) venait de se laisser mourir, dans sa quatre-vingt-troisième année ; et c’était un vrai malheur, car il les chérissait, les ayant élevées, et ne les aurait trahies ni pour or ni pour argent. Elles aussi l’aimaient bien ; il était pour ainsi dire quelqu’un de la famille. « Nous l’avons soigné, écrivait-elle, soigné comme un grand-père. » Mais ce dernier mot avait été effacé après coup, et à la place, on lisait, au-dessus, de l’écriture moqueuse de Mélek : « grand-oncle !… »

Le vendredi suivant, il alla donc aux Eaux-Douces, pour la première fois de la saison, et dans son équipage aux couleurs plus étranges que l’an passé. Il y croisa et recroisa ses deux amies, qui avaient changé aussi leur livrée bleue pour du vert et or, et qui étaient en tcharchaf noir, voile semi-transparent, mais baissé sur le visage. D’autres belles dames, aussi très voilées de noir, tournaient la tête pour le regarder, – des dames qui passaient comme étendues sur cette eau aujourd’hui si encombrée d’énigmatiques promeneuses, entre ses rives de fougères et de fleurs : presque toutes ces invisibles s’occupaient de lui, pour avoir lu ses livres, le connaissaient, pour se l’être fait montrer par d’autres ; peut-être même, avec quelques-unes d’entre elles, avait-il causé l’automne dernier, sans voir leur visage, pendant ses aventureuses visites à ses petites amies. Il cueillait çà et là un regard attentif, un gentil sourire, à peine perceptible sous les épaisses gazes noires. Et puis aussi elles approuvaient l’assemblage de couleurs qu’il avait imaginé, et qui glissait avec un éclat de capucine et d’hortensia bleu, sur le ruisseau vert, entre les prairies vertes et les rideaux ombreux des arbres ; elles s’étonnaient avec sympathie de cet Européen qui se révélait un pur Oriental.

Et lui, encore si enfant à ses heures, s’amusait d’attirer l’attention des jolies inconnaissables, et d’avoir parfois régné secrètement sur leurs pensées, à cause de ses livres qu’on lisait beaucoup cette année-là dans les harems. Le ciel de juin était adorable de tranquillité et de profondeur. Les spectatrices aux voiles blancs, qui observaient assises en groupes sur les pelouses des bords, montraient, par l’entrebâillement des mousselines, de jolis yeux calmes. On sentait la bonne odeur des foins, et celle de tous ces narguilés qui se fumaient à l’ombre.

Et on savait que l’été durerait bien trois mois encore, on savait que la saison des Eaux-Douces commençait à peine ; on reviendrait donc plusieurs vendredis et tout cela aurait en somme une petite durée, ne finirait pas dès demain…

Quand André remisa pour un temps son beau caïque dans les herbages, afin d’aller lui aussi fumer un narguilé à l’ombre des arbres, et faire à son tour celui qui regarde passer le monde sur l’eau, il était en pleine illusion de jeunesse, et griserie d’oubli.

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