XXXVII

Vers le 10 du mois d’avril, le valet de chambre d’André, en le réveillant le matin, lui annonça d’une voix joyeuse, comme un événement pour lui faire plaisir :

– J’ai vu deux hirondelles ! Oh ! elles chantaient, mais elles chantaient !…

Déjà les hirondelles étaient à Constantinople ! Et quel chaud soleil entrait ce matin-là par les fenêtres ! Mon Dieu, les jours fuyaient donc encore plus vite qu’autrefois ! Déjà commencé, le printemps ; déjà une chose entamée, au lieu d’être en réserve pour l’avenir, comme André pouvait se le figurer hier encore par le temps sombre qu’il faisait, et avant les hirondelles apparues ! Et le prochain été, qui arriverait demain, qui arriverait tout de suite, serait le dernier, irrévocablement le dernier de sa vie d’Orient et le dernier sans doute de sa simili-jeunesse… Retourner en Turquie, plus tard, dans les grisailles crépusculaires de son avenir et de son déclin,… peut-être oui… Mais cependant pour quoi faire ? Quand on revient, qu’est-ce qu’on trouve, de soi-même et de ce qu’on a aimé ? Quelle décevante aventure, que ces retours, puisque tout est changé ou mort !… Et d’ailleurs, se disait-il, quand j’aurai écrit le livre dont ces pauvres petites m’on arraché la promesse, ne me serai-je pas fermé à tout jamais ce pays, n’aurai-je pas perdu la confiance de mes amis les Turcs et le droit de cité dans mon cher Stamboul ?…

Il passa comme un jour, ce mois d’avril. Pour André, il passa en pèlerinage et rêveries à Stamboul, stations à Eyoub ou à Sultan-Fatih, et narguilés de plein air, – malgré les temps incertains, les reprises du froid et du vent de neige.

Et puis ce fut le 1er mai, et Djénane ne parla point de quitter son vieux palais inaccessible. Elle écrivait moins que l’an dernier, et des lettres plus courtes. « Excusez mon silence, lui dit-elle une fois. Tâchez de le comprendre, il y a tant de choses dedans… »

Zeyneb et Mélek cependant affirmaient toujours qu’elle viendrait et semblaient bien en être sûres.

Ces deux-là aussi, André les voyait moins que l’année dernière. L’une était plus retirée de la vie, et la seconde plus inégale, sous cette menace d’un mariage. En outre, les surveillances avaient redoublé cette année, autour de toutes les femmes en général, – et peut-être en particulier autour de celles-là, que l’on soupçonnait (oh ! très vaguement encore) d’allées et venues illicites. Elles écrivaient beaucoup à leur ami, qui pourtant les aimait bien, mais se contentait parfois de répondre en esprit, d’intention seulement. Et alors elles lui faisaient des reproches, – et si discrets :

« Khassim-Pacha, le 8 mai 1905.

« Cher ami, qu’y a-t-il ? Nous sommes inquiètes, nous vos pauvres amies lointaines et humbles. Quand des jours se passent ainsi sans des lettres de vous, un lourd manteau de tristesse nous écrase les épaules, et tout devient terne, et la mer, et le ciel, et nos cœurs.

« Nous ne nous plaignons pas pourtant, je vous assure, et ceci n’est que pour vous redire encore une fois une chose déjà vieille et que vous savez du reste, c’est que vous êtes notre grand et seul ami.

« Êtes-vous heureux dans ce moment ? Vos jours ont-ils des fleurs ?

« Suivant ce que nous offre la vie, le temps passe vite ou il se traîne. Pour nous, c’est se traîner qu’il fait. Je ne sais vraiment pourquoi nous sommes là, dans ce monde ?… Mais peut-être bien pour l’unique joie d’être vos esclaves très dévouées, très fidèles, jusqu’à la mort et au-delà…

« ZEYNEB ET MÉLEK. »

Déjà le 8 mai !… Il lut cette lettre à sa fenêtre, par un long crépuscule tiède qui invitait à s’attarder là, devant l’immense déploiement des lointains et du ciel. Chez lui, on n’était vraiment plus à Péra ; très loin de la « grand’rue » tapageuse, on dominait ce bois de vieux cyprès odorants, qui est enclavé dans la ville et s’appelle le petit champ-des-morts, et on avait Stamboul, avec ses dômes, dressé en face de soi sur tout l’horizon.

La nuit descendit peu à peu sur la Turquie, une nuit sans lune, mais très étoilée. Stamboul, dans l’obscurité, se drapa de magnificence, redevint comme chaque soir une imposante découpure d’ombre sur le ciel. Et la clameur des chiens, le heurt du bâton ferré des veilleurs, commencèrent de s’entendre dans le silence. Et puis, ce fut l’heure des muezzins, et, de toute cette ville fantastique, étalée là-bas, s’éleva l’habituelle symphonie des vocalises en mineur, hautes, faciles et pures, ailées comme la prière même.

La première nuit, cette année, qui fut une vraie nuit de langueur et d’enchantement. André, de sa fenêtre, l’accueillit avec moins de joie que de mélancolie : son dernier été commençait…

Le lendemain, à son ambassade, on lui annonça comme très prochaine l’installation de tous les ans à Thérapia. Pour lui, cela équivalait presque au grand départ de Constantinople, puisqu’il n’y reviendrait que pour quelques tristes journées, à la fin de la saison, avant de quitter définitivement la Turquie.

D’ailleurs, Turcs et Levantins s’agitaient déjà pour l’émigration annuelle vers le Bosphore ou les îles. Partout, le long du détroit, rive d’Europe et rive d’Asie, les maisons se rouvraient ; sur les quais de pierre ou de marbre, se démenaient les eunuques préparant la villégiature de leurs maîtresses, apportant, à pleins caïques peinturlurés et dorés, les tentures de soie, les matelas pour les divans, les coussins à broderies. C’était bien l’été, venu pour André plus vite que d’habitude, et qui fuirait certainement plus vite encore, puisque toujours les durées semblent de plus en plus diminuer de longueur, à mesure que l’on avance dans la vie.

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