XXII

DJÉNANE À ANDRÉ

« Le 17 août 1904 (à la franque).

« Vraiment, André, vous tenez à la suite de ma petite histoire ? C’est pourtant une bien pauvre aventure, que j’ai commencé de vous conter là.

« Mais combien fait mal un amour qui meurt ! Ah ! s’il mourait du moins tout d’un coup ! Mais non, il lutte, il se débat, et c’est cette agonie qui est cruelle.

« Parce que de mes mains mon petit sac tomba, au bruit d’un flacon à parfum qui se brisait par terre, Durdané tourna vers moi la tête. Elle ne fut pas troublée. Ses yeux couleur d’eau s’ouvrirent et elle me fit son joli sourire de panthère. Sans un mot, elle et moi nous regardions. Hamdi encore ne voyait rien. Elle avait un bras passé autour de son cou et, doucement, elle le força lui aussi à tourner la tête : « Djénane ! » dit-elle, d’une voix indifférente.

« Je ne sais ce qu’il fit, car je me sauvai pour ne plus voir. D’instinct, c’est auprès de sa mère que j’allai me réfugier. Elle lisait son Coran, et d’abord gronda d’être interrompue dans sa méditation, puis se leva effarée, pour aller vers eux, me laissant seule. Quand elle revint, je ne sais combien de minutes après : « Rentre dans ton appartement, me dit-elle, avec une douceur tranquille ; va, ma pauvre petite, ils n’y sont plus. »

« Dans mon boudoir, seule, les portes fermées, je me jetai sur une chaise longue, et j’y pleurai jusqu’à m’endormir épuisée. Oh ! ensuite, à l’aube, ce réveil ! Retrouver cela dans sa mémoire, recommencer à penser, se dire qu’il faut prendre un parti. J’aurais voulu les haïr, et il n’y avait en moi que de la douleur, pas de la haine ; de la douleur et de l’amour.

« Il était grand matin, le jour commençait à peine. J’entendis des pas s’approcher de ma porte, ma belle-mère entra, et je vis d’abord que ses yeux avaient pleuré. « Durdané est partie, me dit-elle ; je l’ai envoyée loin d’ici, chez une de nos parentes. » Puis, s’asseyant près de moi, elle ajouta que ces choses arrivent tous les jours dans la vie ; que les caprices d’un homme ont moins de conséquences que ceux du vent ; que je devais rentrer dans ma chambre, me faire très belle, et sourire à Hamdi ce soir, quand il rentrerait du palais ; il était très malheureux, paraît-il, et ne voulait pas m’approcher avant que je fusse consolée.

« Dans l’après-midi, on m’apporta des blouses de soie, des dentelles, des éventails, des bijoux.

« Alors, je priai seulement, qu’on me laissât seule dans ma chambre. Je voulais essayer de voir clair au fond de moi-même. Pensez donc que la veille j’étais rentrée au harem toute vibrante d’un sentiment nouveau ; j’y avais apporté tout le printemps des îles, ses parfums et ses chansons, et les baisers cueillis là dans l’air, et tout le frisson d’un réveil amoureux…

« Le soir Hamdi vint chez moi, tranquille, un peu pâle. Tranquille moi-même, je lui demandai simplement de me dire la vérité : m’aimait-il encore, ou non ? Je serais retournée chez ma grand-mère, pour le laisser libre. Il sourit et me prit dans ses bras. « Quelle enfant tu es, me dit-il ; voyons, pourrais-je cesser de t’aimer ? » Et il me couvrait de baisers, me grisait de caresses.

« Je tentai pourtant de demander comment il avait pu aimer l’autre, s’il m’aimait toujours… Oh ! André, alors j’ai appris à juger les hommes, – ceux de chez nous du moins : celui-là n’avait même pas le courage de son amour ! Cette Durdané, mais non il ne l’aimait point. Une fantaisie seulement à cause de ses prunelles vertes, de son corps onduleux lorsqu’elle dansait le soir. Et puis elle prétendait connaître des arts subtils pour ensorceler les hommes, et il avait voulu tenter l’épreuve. D’ailleurs, qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? Sans ma rentrée à l’improviste, l’aurais-je même su jamais ?

« Oh ! de l’entendre, quelle pitié et quel dégoût au fond de moi-même, pour elle, pour lui, et pour moi qui voulais pardonner ! Je souffrais moins cependant, depuis que j’étais renseignée : ainsi donc, ce corps souple et ces yeux d’eau, c’était là tout ce que Hamdi avait aimé chez l’autre ! Eh bien ! je me savais plus jolie qu’elle ; moi aussi j’avais des prunelles vertes, d’un vert de mer plus sombre et plus rare que le sien, et, s’il suffisait avec lui d’être jolie et amoureuse, j’étais les deux à présent.

« Et la campagne de reconquête commença. Oh ! ce ne fut pas long ; le souvenir de Durdané ne pesa plus lourd bientôt sur la mémoire de son amant… Mais jamais de ma vie je n’ai connu de jours plus lamentables. Je sentais tout ce qui était en moi de haut et de pur s’en aller, s’effeuiller comme des roses qui se fanent près du feu. Je n’avais plus une pensée en dehors de celle-ci : lui plaire, lui faire oublier l’amour de l’autre dans un amour plus grand.

« Mais bientôt, quelle horreur de m’apercevoir qu’avec le mépris croissant de moi-même, me venait peu à peu la haine de celui pour qui je m’avilissais ! Car j’étais devenue tout à fait et uniquement une poupée de plaisir. Je ne songeais qu’à être belle, à l’être chaque jour d’une manière différente. À pleines caisses, arrivaient de Paris les toilettes du soir, les « déshabillés », les parfums, les fards ; tous les artifices de la coquetterie d’Occident et ceux de notre coquetterie orientale étaient devenus mon seul souci. Je n’entrais plus jamais dans mon boudoir, par crainte des reproches muets de mes livres délaissés ; là flottaient des pensées si différentes, hélas ! de celles d’à présent…

« La Djénane amoureuse avait beau faire, elle pleurait sur la Djénane d’autrefois qui avait essayé d’avoir une âme… Et comment vous exprimer cette torture, quand je sentis enfin bien nettement que mes caresses étaient fausses, que mes baisers mentaient, que chez moi l’amour n’était plus !

« Mais il m’aimait, lui, maintenant, avec une ardeur qui devenait pour moi une épouvante ; quel parti prendre pour échapper à ses bras, que faire pour ne pas prolonger cette honte ? Je ne vis d’autre issue que la mort, et je voulus l’avoir là, toujours préparée, et tout près de moi, sur cette table de toilette devant laquelle à présent j’étais constamment assise ; une mort bien douce et prompte, à portée de ma main, dans un flacon d’argent pareil à mes flacons de parfum.

« C’est là que j’en étais, quand un matin, entrant dans le salon de ma belle-mère Émiré Hanum, je trouvai deux visiteuses qui remettaient leur tcharchaf pour partir : Durdané et la tante éloignée qui en avait pris charge. Elle souriait, comme toujours, cette Durdané, mais aujourd’hui avec un petit air de triomphe, tandis que les deux vieilles dames paraissaient bouleversées. Moi au contraire, je me sentais si calme. Je remarquai que sa robe, en drap beige, était un peu flottante, que sa taille semblait épaissie et ses mouvements plus lourds : elle acheva lentement de fixer son tcharchaf, son voile, nous salua et sortit. « Qu’est-elle venue faire ? » demandai-je simplement, quand nous fûmes seules. Émiré Hanum me fit asseoir près d’elle en me tenant les mains, hésita avant de répondre, et je vis des larmes couler sur ses rides : cette Durdané allait avoir un enfant, et il fallait que mon mari l’épousât ; une femme de leur famille ne pouvait être mère sans être épousée, et d’ailleurs une enfant de Hamdi avait de droit sa place dans la maison.

« Elle me disait cela en pleurant et m’avait prise dans ses bras. Mais avec quelle tranquillité je l’écoutais ! C’était la délivrance au contraire qui venait à moi, quand je me croyais perdue ! Et je répondis aussitôt que je comprenais tout cela très bien, que Hamdi était libre, que j’étais prête à divorcer sur l’heure sans en vouloir à personne.

« – Divorcer ! reprit-elle, avec une explosion de larmes. Divorcer ! Tu veux divorcer ! Mais mon fils t’adore. Mais nous t’aimons tous, ici ! Mais tu es la joie de nos yeux !

« Pauvre femme, en quittant cette maison, elle est la seule que j’aie regrettée… Pour me retenir, elle commença de me citer l’exemple des épouses de son temps, qui savaient être heureuses dans des situations semblables. Elle-même, n’avait-elle pas eu à partager l’amour du pacha avec d’autres ? Dès qu’avait pâli sa beauté, n’avait-elle pas vu une, deux, trois jeunes femmes se succéder au harem ? Elle les appelait ses sœurs ; jamais aucune ne lui avait manqué d’égards, et c’était toujours à elle-même que revenait le pacha quand il avait une confidence à faire, un avis à demander, ou bien quand il se sentait malade. De tout cela avait-elle souffert ? À peine, puisqu’elle ne se souvenait plus que d’un seul chagrin dans sa vie : c’était quand mourut la petite Sahida, la dernière de ses rivales, en lui confiant son bébé ! Oui, le plus jeune frère d’Hamdi, le petit Férid n’était pas son propre fils à elle, mais le fils de la pauvre Sahida ; c’est du reste à cette heure que je l’apprenais…

« Durdané devait faire le lendemain sa rentrée dans le harem. Que m’importait cette femme, au point où nous en étions ? D’ailleurs Hamdi ne l’aimait plus et ne voulait que moi. Mais elle était le prétexte qu’il fallait saisir, l’occasion qu’il ne fallait perdre à aucun prix. Pour abréger, par horreur des scènes et plus encore par crainte de Hamdi qui s’affolerait, je fis séance tenante ma demi-soumission. À genoux devant cette mère qui pleurait, je demandai seulement, et j’obtins, d’aller passer deux mois de retraite à Khassim-Pacha, dans ma chambre de jeune fille ; j’avais besoin de cela, disais-je, pour me résigner ; ensuite je reviendrais.

« Et j’étais partie avant que Hamdi ne fût rentré d’Yldiz.

« C’est à ce moment-là, André, que vous arriviez à Constantinople. Les deux mois expirés, mon mari, bien entendu, voulut me reprendre : je lui fis dire qu’il ne m’aurait pas vivante, le petit flacon d’argent ne me quitta plus, et ce fut une lutte atroce, jusqu’au jour où Sa Majesté le Sultan daigna signer l’iradé qui me rendit libre.

« Vous avouerai-je que j’ai souffert encore, les premières semaines. Contre mon attente, l’image de cet homme, ses baisers que j’avais trop aimés et trop haïs, devaient continuer quelque temps de me poursuivre.

« Aujourd’hui tout s’apaise. Je lui ai pardonné d’avoir fait de moi presque une courtisane ; il ne m’inspire plus ni le désir ni haine ; c’est fini. Un peu de honte me reste pour avoir cru rencontrer l’amour parce qu’un joli garçon me serrait dans ses bras. Mais j’ai reconquis ma dignité, j’ai retrouvé mon âme et repris mon essor.

« Maintenant, répondez-moi, André, que je sache si vous me comprenez, ou bien si, comme tant d’autres, vous me tenez pour une pauvre petite déséquilibrée, en quête de l’impossible.

« DJÉNANE. »

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