XXIII

André répondit à Djénane que son Hamdi lui faisait l’effet de ressembler beaucoup à tous les hommes, à ceux d’Occident aussi bien qu’à ceux de Turquie, et que c’était elle, la petite créature d’exception et d’élite. Et puis il la pria de remarquer, – ce qui n’était pas neuf, – que rien ne fuyait comme le temps ; les deux années de son séjour à Constantinople avaient déjà commencé leur fuite, et ne se retrouveraient jamais plus ; ils devaient donc en profiter tous deux pour échanger leurs pensées, qui seraient si promptes à s’anéantir, comme les pensées de tous les êtres, dans les abîmes de la mort.

Et il reçut un avis de rendez-vous pour le jeudi suivant, à Stamboul, à Sultan-Selim, dans la vieille maison, au fond de l’impasse de silence.

Ce jour-là, il descendit le Bosphore dès le matin, dans une mouche à vapeur, et trouva un Stamboul de grand été, qui semblait s’être rapproché de l’Arabie, tant il y faisait chaud et calme, tant les mosquées étaient blanches sous l’ardent soleil d’août. Comment imaginer aujourd’hui qu’une ville pareille pouvait avoir de si longs hivers et de si persistants linceuls de neige ? Les rues étaient plus désertes, à cause de tout ce monde qui avait émigré vers le Bosphore ou les îles de la Marmara, et les senteurs orientales s’y exagéraient dans l’atmosphère surchauffée.

Pour attendre l’heure, il alla à Sultan-Fatih, s’asseoir à sa place d’autrefois, sous les arbres, à l’ombre, devant la mosquée. Des imams qui étaient là, et ne l’avaient pas vu depuis tant de jours, lui firent grand accueil ; après quoi, ils retombèrent dans leur rêverie. Et le « cafedji », le traitant comme un habitué, lui apporta, avec le narguilé berceur, la petite Tékir, la chatte de la maison, qui avait été souvent sa compagne au printemps et qui s’installa tout de suite près de lui, la tête sur ses genoux pour être caressée. En face, les murs de la mosquée éblouissaient avec leur réverbération blanche. Des enfants puisaient l’eau d’une fontaine et la versaient sur les vieux pavés, autour des fumeurs, mais il faisait quand même si chaud que les pinsons et les merles, dans les cages pendues aux branches, restaient muets et somnolents. Des feuilles jaunes cependant tombaient déjà, annonçant que ce bel été ne tarderait pas à courir vers son déclin.

À Sultan-Selim, où il arriva sous l’accablement de deux heures, l’impasse était inquiétante de sonorité et de solitude. Derrière la porte au frappoir de cuivre, il trouva Mélek en faction, qui lui sourit comme une bonne petite camarade, heureuse de le revoir enfin. Son voile était mis en simple et sa figure se voyait à peu près comme celle d’une Européenne en voilette de deuil. En haut, il trouva Zeyneb arrangée pareillement et, pour la première fois, il vit briller ses prunelles brunes, il rencontra le regard de ses jeunes yeux graves et doux. Mais, ainsi qu’il s’y attendait, Djénane persistait à n’être qu’une svelte apparition noire, absolument sans visage.

La question qu’elle lui posa, d’un petit ton drôle, dès qu’il fut assis sur le modeste divan décoloré :

– Eh bien ! comment va votre ami Jean Renaud ?…

– Mais parfaitement, je vous remercie, répondit-il de même ; vous savez son nom ?

– On sait tout, dans les harems. Exemple : je puis vous dire que vous dîniez hier au soir chez madame de Saint-Énogat, à côté d’une personne en robe rose ; que vous vous êtes isolés après, tous deux, sur un banc du jardin et qu’elle a accepté une de vos cigarettes au clair de lune. Ainsi de suite… Tout ce que vous faites, tout ce qui vous arrive, nous savons… Alors, vous m’assurez qu’il va toujours bien, monsieur Jean Renaud ?

– Mais oui, je vous dis…

– Alors, Mélek, tu as perdu ta peine : ça n’agit pas.

Il apprit donc que Mélek, depuis quelques jours, avait entrepris des prières et un envoûtement pour obtenir sa mort, – un peu comme enfantillage et plus encore pour tout de bon, s’étant imaginée qu’il incarnait une influence hostile et maintenait André en défiance contre elles.

– Voilà, dit Djénane en riant, vous avez voulu connaître des Orientales, eh bien ! c’est ainsi que nous sommes. Dès qu’on gratte un peu le vernis : des petites barbares !

– En tout cas, pour celui-ci, vous vous trompiez bien. Mais au contraire, il rêve de vous tout le temps, le pauvre Jean Renaud ! Et tenez, sans lui, nous ne nous connaîtrions pas ; notre premier rendez-vous, à Pacha-Bagtché, le jour de ce grand vent, il m’a entraîné, je refusais d’y venir…

– Bon Jean Renaud ! s’écria Mélek. Écoutez, alors emmenez-le demain vendredi aux Eaux-Douces, dans votre beau caïque, et j’irai tout exprès, moi, pour lui faire un sourire en passant…

Dans le petit harem triste et semi-obscur, où la splendeur de ce jour d’été se devinait à peine, Djénane, plus encore que la dernière fois, faisait son sphinx et ne bougeait pas. On sentait qu’une timidité nouvelle, une gêne lui étaient venues, pour s’être trop livrée dans ses longues lettres, et de la voir ainsi, cela rendait André un peu nerveux, par instants, presque agressif.

Aujourd’hui, elle cherchait à maintenir la conversation sur le livre :

– Ce sera un roman, n’est-ce pas ?…

– Comment saurais-je faire autre chose ? Mais encore, je ne le vois pas du tout ce roman-là.

– Permettez-vous que je vous dise ce que je pensais ? Un roman, oui, et dans lequel vous seriez un peu.

– Ah ! cela non, par exemple.

– Laissez-moi expliquer. Vous ne parleriez pas à la première personne, je sais déjà que vous ne le voulez plus. Mais il pourrait y avoir là-dedans un Européen de passage dans notre pays, un chantre de l’Orient qui verrait avec vos yeux et sentirait avec votre âme…

– Et on ne me reconnaîtrait pas du tout, soyez-en sûre !

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Laissez-moi continuer, voulez-vous… Il aurait rencontré clandestinement, avec les mille dangers inévitables, une de nos sœurs de Turquie et ils se seraient aimés…

– Ensuite ?

– Ensuite, eh bien ! il part, comme c’est fatal, voilà tout…

– Ce sera tout à fait nouveau dans mon œuvre cette petite intrigue-là…

– Pardon, il pourrait y avoir ceci de nouveau, que l’amour entre eux deux resterait pur et toujours inavoué…

– Ah !… Et elle après son départ ?

– Elle !… Eh bien ! mais… que voulez-vous qu’elle fasse ? Elle meurt !

Elle meurt… C’était prononcé avec l’accent d’une conviction si poignante qu’André en reçut comme un choc profond qui le surprit et lui commanda le silence.

Et Zeyneb ensuite fut celle qui recommença de parler :

– Dis-lui, Djénane, le titre auquel tu songeais ; il nous avait paru si joli, à nous : Le bleu dont on meurt… Non ? Il n’a pas l’air de vous plaire ?

– Il est gentil, c’est vrai, dit André… Je le trouve peut-être un peu… Comment dire cela, voyons… Un peu romance…

– Allons, reprit Djénane, dites tout de suite que vous le trouvez 1830… Il est rococo ; passons…

– Un titre qui a des papillotes, ajouta Mélek.

Il comprit alors que, depuis un moment il lui faisait de la peine en contrecarrant avec demi-moquerie ses petites idées littéraires, qu’elle s’était acquises toute seule, avec tant d’effort et parfois avec une intuition merveilleuse. Soudain elle lui parut si naïve et si jeune, elle qu’il jugeait à première vue peut-être un peu trop frottée de lectures ! il fut désolé d’avoir pu la froisser, même très légèrement, et tout de suite changea de ton, pour redevenir tout à fait doux, presque avec tendresse.

– Mais non, chère petite amie invisible, il n’est pas rococo, il n’est pas ridicule, votre titre, ni rien de ce que vous pouvez imaginer ou dire… Seulement, ne mettons pas de mort là-dedans, voulez-vous ? D’abord ça changera ; j’en ai tant fait mourir dans mes livres ; vous n’y pensez pas, on me prendrait pour le sire de Barbe-Bleue ! Non, pas de mort, dans ce livre ; mais au contraire, si possible, de la jeunesse et de la vie… Cette restriction posée, j’essaierai de l’écrire sous la forme qui vous plaira, et nous travaillerons ensemble, comme deux collaborateurs bien d’accord, bien camarades, n’est-ce pas ?

Et ils se quittèrent beaucoup plus amis qu’ils ne l’avaient été jusqu’à ce jour.

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