Pour la seconde fois depuis le retour du Bosphore, André et son trio de fantômes étaient ensemble, dans la maison clandestine, au cœur du Vieux-Stamboul.
– Vous ne savez pas, disait Mélek, notre prochain rendez-vous, ce sera ailleurs, pour changer. Une amie à nous qui habite à Mehmed-Fatih, votre quartier d’élection, nous a offert de nous réunir chez elle. Sa maison tout à fait turque, où il n’y a aucun maître, est une vraie trouvaille, calme et sûre. Je vous y prépare du reste une surprise, dans un harem, plus luxueux que celui-ci et au moins aussi oriental. Vous verrez ça !
André ne l’écoutait pas, décidé à brûler ses vaisseaux aujourd’hui pour essayer de connaître les yeux de Djénane, et très préoccupé de l’aventure, sentant que s’il s’y prenait mal, si elle se cabrait dans son refus, avec son caractère incapable de fléchir, ce serait fini à tout jamais. Or, cet éternel voile noir sur cette figure de jeune femme devenait pour lui un malaise obsédant, une croissante souffrance, à mesure qu’il s’attachait à elle davantage. Oh ! savoir ce qu’il y avait là-dessous ! Rien qu’un instant, saisir l’aspect de cette sirène à voix céleste, pour le fixer ensuite dans sa mémoire !… Et puis, pourquoi se cachait-elle, et pas ses sœurs ? Quelle différence y avait-il donc ? À quel sentiment autre et inavoué pouvait-elle bien obéir, la petite âme altière et pure ?… Une explication parfois lui traversait l’esprit, mais il la chassait aussitôt comme absurde et entachée de fatuité : « Non, se disait-il toujours, elle pourrait être ma fille ; ça n’a pas le sens commun. »
Et elle se tenait là tout près de lui ; il n’aurait eu qu’à soulever de la main ce morceau d’étoffe, qui pendait à peine plus bas que la barbe d’un loup de bal masqué ! Pourquoi fallait-il que ce geste si tentant, si simple, fût aussi impossible et odieux qu’un crime !…
L’heure passait, et il serait bientôt temps de les quitter. Le rayon du soleil de novembre s’en allait vers les toits, – toujours ce même rayon sur le mur d’en face, dont le reflet jetait dans l’humble harem un peu de lumière.
– Écoutez-moi, petite amie, dit-il brusquement, il faut à tout prix que je connaisse vos yeux ; je ne peux plus, je vous assure, je ne peux plus continuer comme ça… D’abord la partie est inégale, puisque vous voyez les miens tout le temps, vous, à travers cette gaze double, ou triple, je ne sais, qui est votre complice. Mais rien que vos yeux, si vous voulez, vous m’entendez bien… Au lieu de votre désolant tcharchaf noir, venez en yachmak la prochaine fois ; en yachmak aussi austère qu’il vous plaira, ne découvrant que vos prunelles, – et les sourcils qui concourent à l’expression du regard… Le reste de la figure, j’y consens, cachez-le-moi pour toujours, mais pas vos yeux… Voyez, je vous le demande, je vous en supplie… Pourquoi faites-vous cela, pourquoi ? Vos sœurs ne le font plus… De votre part, ce n’est que de la méfiance, et c’est mal…
Elle demeura interdite et silencieuse, un moment pendant lequel, lui, entendait battre ses propres artères.
– Tenez, dit-elle enfin, du ton des résolutions graves, regardez, André, si je me méfie !
Et, levant son voile, qu’elle rejeta en arrière, elle découvrit tout son visage pour planter bien droit, dans les yeux de son ami, ses jeunes yeux admirables, couleur de mer profonde.
C’était la première fois qu’elle osait l’appeler par son nom, autrement que dans une lettre. Et sa décision, son mouvement avaient quelque chose de si solennel, que les deux autres petites ombres, dans leur surprise, restaient muettes, tandis qu’André reculait imperceptiblement sous le regard fixe de cette apparition, comme quand on a un peu peur, ou que l’on est ébloui sans vouloir le paraître.