XXVIII

André était réinstallé à Péra depuis une quinzaine de jours et avait pu revoir une fois à Stamboul, dans la vieille maison de Sultan-Selim, ses trois amies qui lui avaient amené une gentille inconnue, une petite personne dissimulée sous de si épais voiles noirs que le son de sa voix était presque étouffé. Le lendemain, il reçut cette lettre :

« Je suis la petite dame fantôme de la veille, monsieur Lhéry ; je n’ai pas su vous parler ; mais, pour le livre que vous nous avez promis à toutes, je vais vous raconter la journée d’une femme turque en hiver. Ce sera de saison, car voici bientôt novembre, les froids, l’obscurité, tout un surcroît d’ombre et d’ennui s’abattant sur nous… La journée d’une femme turque en hiver. Je commence donc.

« Se lever tard, même très tard. La toilette lente, avec indolence. Toujours de très longs cheveux, de trop épais et lourds cheveux, à arranger. Puis après, se trouver jolie, dans le miroir d’argent, se trouver jeune, charmante, et en être attristée.

« Ensuite, passer la revue silencieuse dans les salons, pour vérifier si tout est en ordre ; la visite aux menus objets aimés, souvenirs, portraits, dont l’entretien prend une grande importance. Puis déjeuner, souvent seule, dans une grande salle, entourée de négresses ou d’esclaves circassiennes ; avoir froid aux doigts en touchant l’argenterie éparse sur la table, avoir surtout froid à l’âme ; parler avec les esclaves, leur poser des questions dont on n’écoute pas les réponses…

« Et maintenant, que faire jusqu’à ce soir ? Les harems du temps jadis, à plusieurs épouses, devaient être moins tristes : on se tenait compagnie entre soi… Que faire donc ? De l’aquarelle ? (Nous sommes toutes aquarellistes distinguées, monsieur Lhéry : ce que nous avons peint d’écrans, de paravents, d’éventails !) Ou bien jouer du piano, jouer du luth ? Lire du Paul Bourget, ou de l’André Lhéry ? Ou bien broder, reprendre quelqu’une de nos longues broderies d’or, et s’intéresser toute seule à voir courir ses mains, si fines, si blanches, avec les bagues qui scintillent ?… C’est quelque chose de nouveau que l’on souhaiterait, et que l’on attend sans espoir, quelque chose d’imprévu qui aurait de l’éclat, qui vibrerait, qui ferait du bruit, mais qui ne viendra jamais… On voudrait aussi se promener malgré la boue, malgré la neige, n’étant pas sortie depuis quinze jours ; mais aller seule est interdit. Aucune course à imaginer comme excuse ; rien. On manque d’espace, on manque d’air. Même si on a un jardin, il semble qu’on n’y respire pas, parce que les murs en sont trop hauts.

« On sonne ! Oh ! quelle joie si cela pouvait être une catastrophe, ou seulement une visite !

« Une visite ! c’est une visite, car on entend courir les esclaves dans l’escalier. On se lève ; vite une glace, pour s’arranger les yeux avec fièvre. Qui ça peut-il être ? Ah ! une amie jeune et délicieuse, mariée depuis peu. Elle entre. Élans réciproques, mains tendues, baisers des lèvres rouges sur les joues mates.

« – Est-ce que je tombe bien ? Que faisiez-vous, ma chère ?

« – Je m’ennuyais.

« – Bon, je viens vous chercher, pour une promenade ensemble, n’importe où.

« Un instant plus tard, une voiture fermée les emmène. Sur le siège, à côté du cocher un nègre : Dilaver, l’inévitable Dilaver, sans lequel on n’a pas le droit de sortir et qui fera son rapport sur l’emploi du temps.

« Elles causent, les deux promeneuses :

« – Eh bien ! aimez-vous Ali Bey ?

« – Oui, répond la nouvelle mariée, mais parce qu’il faut absolument que j’aime quelqu’un ; j’ai soif d’affection. Ceci est en attendant. Si je trouve mieux plus tard…

« – Eh bien ! moi, je n’aime pas le mien, mais là pas du tout ; aimer par force, non, je ne suis pas de celles qui se plient…

« Leur voiture roule, au grand trot de deux chevaux magnifiques. Elles ne devront pas en descendre, ce ne serait plus comme il faut. Et elles envient les mendiantes libres qui les regardent passer.

« Elles sont arrivées à la porte du Bazar, où des gens du peuple achètent des marrons grillés.

« – J’ai bien faim, dit l’une. Avons-nous de l’argent ?

« – Non.

« – Dilaver en a.

« – Dilaver, achète-nous des marrons.

« Dans quoi les mettre ? Elles tendent leurs mouchoirs de dentelles, tous les marrons leur reviennent là-dedans, où ils ont pris une odeur d’héliotrope. – Et c’est tout leur grand événement du jour, cette dînette qu’elles s’amusent à faire là comme des femmes du peuple mais sous le voile, et en voiture fermée.

« Au retour, en se quittant, elles s’embrassent encore, et échangent ces éternelles phrases de femmes turques entre elles :

« – Allons, pas de chimères, pas de regrets vains. Réagissez !

« Cependant cela les fait sourire elles-mêmes, tant le conseil en connu et usé.

« La visiteuse est donc partie. C’est le soir. On allume de très bonne heure, car la nuit tombe plus tôt dans les harems, à cause de ces quadrillages de bois aux fenêtres. Votre nouveau fantôme noir d’hier, monsieur Lhéry, se retrouve seul. Mais voici le bey qui rentre, le maître annoncé par un bruit de sabre dans l’escalier. La pauvre petite dame de céans a encore plus froid à l’âme. Par habitude, elle se regarde dans une glace ; l’image reflétée lui paraît vraiment bien jolie, et elle pense : « Toute cette beauté, pour lui, quel dommage ! »

« Lui, insolemment étendu sur une pile de coussins, commence une histoire :

« – Vous savez, ma chère, aujourd’hui au palais…

« Oui, le palais, les camarades et les fusils, les nouvelles armes, c’est tout ce qui l’intéresse ; rien de plus, jamais.

« Elle n’écoute pas, elle a envie de pleurer. Alors, on la traite de « détraquée ». Elle demande la permission de se retirer dans sa chambre, et bientôt elle pleure à sanglots, la tête sur son oreiller de soie, lamé d’or et d’argent, pendant que les Européennes, à Péra, vont au bal ou au théâtre, sont belles et aimées, sous des flots de lumière…

« *** »

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