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Une semaine plus tard, les deux qui restaient, Djénane et Zeyneb l’appelèrent à Sultan-Selim. Dans la toujours pareille petite maison si humble, si cachée, si sombre, ils se retrouvèrent ensemble pour l’avant-dernière fois de leur vie, elles toutes noires et invisibles, sous des voiles également épais et également baissés.

Entre eux, il ne fut guère question que de celle qui était partie, celle qui était « libérée », comme elles disaient, et André apprit tous les détails de sa fin. Il lui sembla que leurs voix n’avaient point de larmes sous les masques de gaze noire ; toutes deux se montraient graves et apaisées. De la part de Zeyneb, rien que de très normal dans ce détachement-là, car elle n’appartenait pour ainsi dire plus à ce monde. Mais Djénane l’étonnait d’être si tranquille. À un moment donné, croyant bien faire, il lui dit avec beaucoup de douceur affectueuse : « On m’a fait connaître Hamdi Bey, ce dernier vendredi à Yldiz ; il est distingué, élégant et de jolie figure. » Mais elle coupa court, s’animant pour la première fois : « Si vous voulez bien, André, nous ne parlerons pas de cet homme. » Il apprit alors par Zeyneb que dans la famille, si atterrée par la mort de Mélek, on ne songeait plus à ce mariage pour le moment.

C’était vrai qu’il avait rencontré Hamdi Bey et l’avait trouvé tel. Depuis lors, il s’efforçait même de se dire : « Je suis très heureux qu’il soit ainsi, le mari de ma chère petite amie. » Mais cela sonnait faux, car au contraire il souffrait davantage de l’avoir vu, d’avoir constaté son charme extérieur et surtout sa jeunesse.

Après les avoir quittées, lorsqu’il refit, comme tant d’autres fois, la si longue route entre cette maison et la sienne, Stamboul, plus que jamais, lui produisit l’effet d’une ville qui s’en va, qui piteusement s’occidentalise, et plonge dans la banalité, l’agitation, la laideur ; après ces rues encore immobiles, autour de Sultan-Selim, dès qu’il atteignit les quartiers bas qui sont proches des ponts, il s’écœura au milieu du grouillement des foules qui, de ce côté, n’a point de cesse ; dans la boue, dans l’obscurité des ruelles étroites, dans le brouillard froid du soir, tous ces empressés qui vendaient ou achetaient mille pauvres choses pitoyables et d’immondes victuailles, n’étaient plus des Turcs, mais un mélange de toutes les races levantines. Sauf le fez rouge qu’ils portaient encore, la moitié d’entre eux n’avaient pas la dignité de garder le costume national, et s’affublaient de ces loques européennes, rebuts de nos grandes villes, qui se déversent ici à pleins paquebots. Jamais aussi bien que cette fois il n’avait aperçu les usines, qui fumaient déjà de place en place, ni les grandes maisons bêtes, copies en plâtre de celles de nos faubourgs. « Je m’obstine à voir Stamboul comme il n’est plus, se dit-il ; il s’écroule, il est fini. Maintenant il faut faire une complaisante et continuelle sélection de ce qu’on y regarde, des coins que l’on y fréquente ; sur la hauteur, les mosquées tiennent encore, mais tous les bas quartiers sont déjà minés par le « progrès », qui arrive grand train avec sa misère, son alcool, sa désespérance et ses explosifs. Le mauvais souffle d’Occident a passé aussi sur la ville des Khalifes ; la voici « désenchantée » dans le même sens que le seront bientôt toutes les femmes de ses harems… »

Mais ensuite il songea, plus tristement encore : « Après tout, qu’est-ce que ça peut me faire ? Je ne suis déjà plus quelqu’un d’ici, moi ; il y a une date absolue, qui va arriver très vite, celle du 30 novembre, et qui m’emmènera sans doute pour jamais. À part les humbles stèles blanches de Nedjibé, là-bas, dont l’avenir m’inquiétera encore, que m’importera tout le reste ? Et moi-même d’ailleurs, dans cinq ans, dans dix ans si l’on veut, que serai-je autre chose qu’un débris ? La vie n’a pas de durée, et la mienne est déjà en arrière de ma route, les choses de ce monde ne me regarderont bientôt plus. Le Temps peut bien continuer sa course à donner le vertige, emporter tout cet Orient que j’aimais, et toutes les beautés de Circassie qui ont de grands yeux couleur de mer, emporter toutes les races humaines et le monde entier, le cosmos immense ; qu’est-ce que ça me fera, puisque je ne le verrai pas, moi qui ai presque fini à présent, et qui demain aurai perdu la conscience d’être… »

À certains moments en revanche, il lui semblait que cette date du 30 novembre ne pourrait jamais arriver, tant il était chez lui à Constantinople, ancré dans cette ville, et même ancré dans sa demeure où rien encore n’avait été dérangé pour le départ. Et en continuant de marcher parmi ces foules, tandis que s’allumaient d’innombrables lanternes, au milieu des cris, des appels, des marchandages en toutes les langues du Levant, il se sentait flotter à la dérive entre des impressions contradictoires.

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