Ce fut le valet de chambre qui vint regarder au lever du jour, et remonta tout effaré vers Péra :
– Mademoiselle Mélek doit être morte, dit-il à son maître en le réveillant ; elles ont mis un signal bleu, que je viens de voir…
Il avait eu plus d’une fois l’occasion de parler à cette petite Mélek, par quelque fente de porte, lorsqu’il venait faire les dangereuses commissions d’André ; même elle lui avait montré gentiment son visage en lui disant merci. Et pour lui c’était mademoiselle Mélek, tant il lui avait trouvé l’air jeune.
André, informé une heure plus tard par Djénane qu’on l’emporterait à la mosquée vers midi, descendit à Khassim-Pacha avant onze heures. Il avait pris un fez et des vêtements d’homme du peuple, pour être plus sûr qu’on ne le reconnaîtrait pas, car il voulait à un moment donné s’approcher beaucoup, et essayer de remplir un pieux devoir d’Islam envers sa petite amie.
D’abord il attendit à l’écart, dans le cimetière voisin de la maison. Et bientôt il vit sortir le léger cercueil, porté à l’épaule par des gens quelconques, ainsi que le veut l’usage en Turquie ; un vieux châle l’enveloppait exactement, un châle « Validé » à raies vertes et rouges, et aux minutieux dessins de cachemire ; un petit voile blanc était posé dessus, du côté de la tête, pour indiquer que c’était une femme, et, innovation surprenante, il y avait aussi un modeste bouquet de roses épinglé au châle.
Chez les Turcs, on se hâte bien plus que chez nous d’enterrer les morts, et on n’envoie point de lettres de faire-part. Vient qui veut, les parents, les amis, chez qui la nouvelle s’est répandue, les voisins, les domestiques. Jamais de femmes dans ces cortèges improvisés, et surtout point de porteurs : ce sont les passants qui en font l’office.
Un beau soleil de novembre, une belle journée lumineuse et calme ; Stamboul, resplendissant là-bas et, prenant son grand air immuable, au-dessus du léger brouillard d’automne qui enveloppait à ses pieds la Corne-d’Or.
Bien souvent il passait d’une épaule à une autre, le cercueil de Mélek, au gré des gens rencontrés en chemin et qui voulaient tous faire une action pieuse en portant quelques minutes cette petite morte inconnue. Devant, marchaient deux prêtres à turban vert ; une centaine d’hommes suivaient, des hommes de toutes classes ; et il était venu aussi des vieux derviches, avec leurs bonnets de mages, qui psalmodiaient en route, à voix haute et lugubre, – comme ces cris de loups, les soirs d’hiver dans les bois.
On se rendit à une antique mosquée, en dehors des maisons, presque à la campagne, dans un bas-fond tout de suite sauvage. La petite Mélek fut déposée sur les dalles de la cour, et les Imams, en voix de fausset très douces, chantèrent les prières des morts.
Dix minutes à peine, et on se remit en marche pour descendre vers le golfe, prendre ensuite des barques, et gagner l’autre rive, les grands cimetières d’Eyoub où serait sa définitive demeure.
En approchant de la Corne-d’Or, dans les quartiers bas où il y avait beaucoup de monde, le cortège se fit plus lent, à cause de tous ceux qui voulurent en être. La petite Mélek fut portée là, à tour de rôle, par une quantité de bateliers ou de matelots. André, qui avait hésité jusqu’à cette heure, s’approcha enfin, rassuré par cette foule où il était comme perdu, il toucha de la main le vieux châle « Validé », avança l’épaule, et sentit le poids de sa petite amie s’y appuyer un peu le temps de faire une vingtaine de pas avec elle vers la mer.
Après, il s’éloigna pour tout à fait, de peur que son obstination à suivre ne fût remarquée…