Deux lettres du lendemain :
ZEYNEB À ANDRÉ
« Vraiment, je n’ai pas compris que nous nous voyions hier pour la dernière fois ; sans cela je me serais traînée comme une pauvre malheureuse, à vos pieds, et je vous aurais supplié de ne pas nous laisser ainsi… Oh ! vous nous laissez perdues dans les ténèbres de l’esprit et du cœur. Vous, vous allez à la lumière, à la vie, et nous nous végéterons nos jours lamentables, toujours pareils dans la torpeur de nos harems…
« Après votre départ, nous avons eu des sanglots. Zérichteh, la bonne nourrice de Djénane, est descendue, elle nous a grondées beaucoup et nous a prises dans ses bras ; mais elle aussi, la pauvre bonne âme, pleurait de nous voir pleurer.
« ZEYNEB. »
« J’ai fait remettre ce matin chez vous d’humbles souvenirs turcs. La broderie est de la part de Djénane ; c’est l’« ayette », le verset du Coran, qui, depuis son enfance, veillait au-dessus de son lit. Acceptez les voiles de moi : celui brodé de roses est un voile circassien qui m’a été donné par mon aïeule ; celui brodé d’argent était dans les coffres de notre yali : vous les jetterez sur quelque canapé, dans votre maison de France.
« Z… »
DJÉNANE À ANDRÉ
« Je voudrais lire en vous, quand le navire doublera la Pointe-du-Sérail, quand à chaque tour d’hélice s’enfuiront les cyprès de nos cimetières, nos minarets, nos coupoles… Vous les regarderez jusqu’à la fin, je le sais. Et puis, plus loin, déjà dans la Marmara, vos yeux chercheront encore, près de la muraille byzantine, le cimetière abandonné où nous avons prié un jour… Et enfin, pour vos yeux tout se brouillera, les cyprès de Stamboul, et tous les minarets et toutes les coupoles, et, dans votre cœur bientôt, tous les souvenirs…
« Oh ! qu’ils se brouillent donc et que tout se confonde : la petite maison d’Eyoub qui fut celle de votre amour et l’autre pauvre logis au cœur de Stamboul près d’une mosquée, et la grande demeure triste où vous êtes une fois entré en fraude… Et qu’elles se brouillent aussi, toutes ces silhouettes : l’aimée d’autrefois, qui près de vous allait dans son feredjé gris, le long de la muraille, parmi les petites marguerites de janvier (j’ai suivi son sentier et appelé son ombre), et ces trois autres plus tard, qui voulaient être vos amies. Confondez-les toutes, confondez-les bien et gardez-les ensemble dans votre cœur (dans votre mémoire, ce n’est pas assez). Elles aussi, celles d’aujourd’hui, vous ont aimé, plus que vous ne l’avez cru peut-être… Je sais que vos yeux auront des larmes, lorsque disparaîtra le dernier cyprès… et je veux pour moi, une larme…
« Et là-bas…, quand vous serez arrivé, comment penserez-vous à vos amies ? Le charme rompu, sous quel aspect vous apparaîtront-elles ? C’est atroce de se dire que peut-être il ne restera rien, que peut-être vous hausserez les épaules et vous sourirez en y repensant…
« Quelle hâte et quelle frayeur j’ai de le lire, ce livre où vous parlerez des femmes turques, – de nous !… Y trouverai-je ce que je cherche en vain à découvrir depuis que nous nous connaissons : le fond de votre âme, le vrai intime de vos sentiments ; tout ce que ne révèlent ni vos lettres brèves, ni vos paroles rares. J’ai bien quelquefois senti en vous l’émotion, mais c’était si tôt réprimé, si furtif ! Il y a eu des moments ou j’aurais voulu vous ouvrir la tête et le cœur, pour savoir enfin ce qu’il y avait derrière vos yeux froids et clairs !…
« Oh ! André, ne dites pas que je divague !… Je suis malheureuse et seule,… je souffre et me débats dans la nuit !… Adieu. Plaignez-moi. Aimez-moi un peu si vous pouvez.
« DJÉNANE. »
André répondit :
« Il ne vous reste plus grand-chose à découvrir, allez derrière mes yeux « froids et clairs ». Je sais bien moins ce qui se passe derrière les vôtres, chère petite énigme…
« Vous me la reprochez toujours, ma manière silencieuse et fermée : c’est que j’ai trop vécu, voyez-vous ; quand il vous en sera arrivé autant, vous comprendrez mieux…
« Et si vous croyez que vous n’avez pas été glaciale, vous, hier, au moment de nous quitter… !
« Donc, à demain soir quatre heures, au triste quai de Galata. Dans ce tohu-bohu des départs, je veillerai bien ; je n’aurai d’autre préoccupation, je vous assure, que de ne pas manquer le passage de votre chère silhouette noire,… puisque c’est tout ce que vous me laissez le droit de regarder encore…
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ANDRÉ.