LIII

Le jeudi 30 novembre est arrivé, prompt et sans merci, comme arriveront empressées toutes les dates décisives ou fatales, non seulement pour chacun de nous celle où il faudra mourir, mais celles après qui verront tomber les derniers de notre génération, finir l’Islam et disparaître nos races au déclin, puis celles encore qui amèneront la consommation des Temps, l’anéantissement et l’oubli des tourbillons de soleils dans les souveraines Ténèbres…

Vite, vite il est arrivé ce jeudi 30 novembre, date quelconque et inaperçue pour la majorité des êtres si divers que Constantinople voit s’agiter dans ses foules ; mais, pour Djénane, pour André, date marquant un de ces tournants brusques où la vie change.

À l’aube froide et grise, tous deux s’éveillèrent presque en même temps, tous deux sous le même ciel, dans la même ville pour quelques heures encore, séparés seulement par un ravin empli d’habitations humaines et par un bois de cyprès empli de morts, – mais en réalité très loin l’un de l’autre à cause d’invisibles barrières. Lui, fut saisi par l’impression du départ, dès qu’il rouvrit les yeux, car il n’habitait plus sa maison, mais campait à l’hôtel ; il s’y était du reste perché le plus haut possible, pour fuir le tapage d’en bas, les casquettes des globe-trotters d’Amérique et les élégances des aigrefins de Syrie ; et surtout pour avoir vue encore sur Stamboul, avec Eyoub au lointain.

Et tous deux, Djénane et André, interrogèrent d’abord l’horizon, l’épaisseur des nuées, la direction du vent d’automne, l’un de sa fenêtre largement ouverte, l’autre à travers l’oppressant, l’éternel quadrillage de bois où s’emprisonnent les harems.

Ils avaient souhaité pour ce jour un temps lumineux et le rayonnement nostalgique de ce soleil d’arrière-saison, qui parfois vient épandre sur Stamboul une tiédeur de serre. Lui, c’était pour emporter, dans ses yeux avides et affolés de couleur, une dernière vision magnifique de la ville aux minarets et aux coupoles.

Elle, c’était pour être plus sûre de réussir à l’apercevoir encore une fois, de ce quai de Galata, en passant le long de son navire en partance, – car autrement, rien ne lui causait plus intime mélancolie que ces pâles illuminations roses des beaux soirs de novembre, et depuis longtemps elle s’était dit que s’il fallait, après qu’il serait parti pour jamais, rentrer s’ensevelir chez soi par un de ces couchers de soleil languides et tout en or, ce serait plus intolérable que sous la morne tombée des crépuscules pluvieux. Mais voilà, par temps de pluie tout deviendrait plus compliqué et plus incertain : quel prétexte inventer alors pour une promenade, comment échapper à l’espionnage redoublé des eunuques noirs et des servantes ?…

Or, la pluie s’annonçait, à n’en pas douter, pour tout le jour. Un ciel obscur, remué et tourmenté par le vent de Russie ; de gros nuages qui couraient bas, presque à toucher la terre, enténébrant les lointains et inondant toutes choses ; du froid et de la mouillure.

Et Zeyneb aussi, par sa fenêtre aux vitres ouvertes, regardait le ciel, indifférente à sa propre conservation, aspirant longuement l’humidité glacée des hivers de Constantinople, qui déjà l’année précédente avait développé dans sa poitrine les germes de la mort. Puis tout à coup il lui sembla qu’elle gaspillait les minutes utiles ; ce n’était pourtant que ce soir à quatre heures, le départ d’André, mais elle ne se tint pas d’aller chez Djénane, comme elle l’avait promis hier ; toutes deux avaient à revoir ensemble leurs plans, a combiner de plus infaillibles ruses, afin de passer bien exactement à l’heure voulue sur ce quai des paquebots. Il demeurait encore là pour presque un jour, lui ; donc, l’agitation causée par sa présence, le trouble et le danger continuaient de les soutenir ; elles se sentaient actives et fébriles ; tandis qu’après, oh ! après ce serait la replongée soudaine dans ce calme où il n’y aurait plus rien…

Pour André au contraire, la journée commençait dans la mélancolie plutôt tranquille. L’immense lassitude d’avoir tant vécu, tant aimé et tant de fois dit adieu, endormait décidément son âme à l’heure de ce départ, que d’avance il s’était représenté plus cruel. Avec surprise, presque avec remords, il constatait déjà en soi-même une sorte de détachement avant d’être en route… « D’ailleurs il fallait couper court, se disait-il ; quand je serai loin, tout ira mieux pour elle ; tout s’arrangera, hélas ! sous les caresses de Hamdî… »

Mais quel ciel décevant, pour le dernier jour ! Il avait compté, dans une flânerie triste et douce au soleil de novembre, aller encore jusqu’à Stamboul. Mais non, impossible, avec ce temps d’hiver ; ce serait finir sur des images trop décolorées… Il ne passerait donc pas les ponts, – plus jamais, – et resterait dans ce Péra insipide et crotté, à s’ennuyer en attendant l’heure.

Deux heures, temps de quitter l’hôtel pour se diriger vers la mer. Avant de descendre, il y eut cependant l’infinie tristesse du dernier regard jeté de la fenêtre, vers cet Eyoub et ces grands champs des morts que l’on n’apercevrait plus d’en bas, ni de Galata, ni de nulle part : tout au loin, dans le brouillard, au-delà de Stamboul, quelque chose comme une crinière noire dressée sur l’horizon, une crinière de mille cyprès que, malgré la distance, on voyait aujourd’hui remuer, tant le vent les tourmentait…

Après qu’il eut regardé, il descendit donc vers ce quartier bas de Galata, toujours encombré d’une vile populace Levantine, qui est la partie de Constantinople la plus ulcérée par le perpétuel contact des paquebots, et par les gens qu’ils amènent, et par la pacotille moderne qu’ils vomissent sans trêve sur la ville des Khalifes.

Ciel sombre, ruelles feutrées de boue gluante, cabarets immondes empestant la fumée et l’alcool anisé des Grecs, cohue de portefaix en haillons, et troupes de chiens galeux. – De tout cela, le soleil magicien parvient encore à faire de la beauté, parfois ; mais aujourd’hui, quelle dérision, sous la mouillure de l’hiver !

Quatre heures maintenant ; on sent déjà baisser le jour de novembre derrière l’épaisseur des nuages. C’est l’heure officielle du départ, – et l’heure aussi où doit passer lentement la voiture de Djénane pour le grand adieu. André, sa cabine choisie, ses bagages placés, se tient à l’arrière sur la dunette, entouré d’aimables gens des ambassades qui sont venus pour le conduire, tantôt distrait de ce qu’on lui dit par l’attente de cette voiture, tantôt oubliant un peu celles qui vont passer, pour répondre en riant à ceux qui lui parlent.

Le quai, comme toujours, est bondé de monde. Il ne pleut plus. L’air est plein du bruit des machines, des treuils à vapeur, et des appels, des cris lancés par les portefaix ou les matelots, en toutes les langues du Levant. Cette foule mouillée, qui hurle et se coudoie, c’est un méli-mélo de costumes turcs et de loques européennes, mais les fez bien rouges sur toutes les têtes font quand même l’ensemble encore oriental. Le long de la rue, derrière tout ce monde, les cafés regorgent de Levantins, des figures coiffées de bonnets rouges garnissent chaque fenêtre de ces maisons en bois, perpétuellement remplies de musiquettes orientales et de fumées de narguilés. Et ces gens regardent, comme toujours, le paquebot en partance. Mais, au-delà de ce quartier interlope, de cette bigarrure de costumes et de ce bruit, au-delà, séparé par les eaux d’un golfe qui supporte une forêt de navires, le grand Stamboul érige ses mosquées dans la brume ; sa silhouette toujours souveraine écrase les laideurs proches, domine de son silence le grossier tumulte…

Ne viendront-elles pas, les pauvres petites ?… Voici qu’André les oublie presque, dans cette griserie inévitable des départs, occupé qu’il est à distribuer des poignées de main, à répondre à des propos d’insouciante gaieté. Et puis, il n’est plus bien certain si c’est lui en personne qui s’en va : tant de fois il est monté sur ces mêmes paquebots, en face de ce même quai et de ces mêmes foules, venant reconduire ou recevoir des amis, comme c’est l’usage à Constantinople. Du reste, cette ville de Stamboul, profilée là-bas, est tellement sienne, presque sa ville à lui depuis plus d’un quart de siècle ; est-ce possible qu’il la quitte bien réellement ? Non, il lui semble que demain il y retournera comme d’habitude, retrouvant les endroits si familiers et les visages si connus…

Cependant le second coup de la cloche du départ achève de sonner ; les amis qui le reconduisaient s’en vont, la dunette se vide ; ceux-là seuls qui doivent prendre la mer restent en face les uns des autres et s’observent. – Il n’y a pas à dire, il a tinté un peu lugubrement, ce second coup de cloche, le dernier, – et André alors se ressaisit…

Ah ! cette voiture là-bas, ce doit être cela. Un coupé de louage, – bien quelconque, mais elle l’avait annoncé tel, – et qui avance avec plus de lenteur encore que l’encombrement ne l’exigerait. Il va passer tout près ; la glace est baissée ; là-dedans ce sont bien deux femmes voilées de noir… Et l’une soulève brusquement son voile. Djénane !… Djénane qui a voulu être vue ; Djénane qui le regarde, la durée d’une seconde, avec une de ces expressions d’angoisse qui ne peuvent plus s’oublier jamais…

Ses yeux resplendissaient au milieu de ses larmes ; mais déjà ils n’y sont plus… Le voile est retombé, et cette fois André a senti que c’était quelque chose de définitif et d’éternel, comme lorsqu’on vous cache une figure aimée sous le couvercle d’un cercueil… Elle ne s’est point penchée à la portière, elle n’a pas fait un adieu de la main, pas un signe ; rien que ce regard, qui suffisait du reste pour mettre une femme turque en danger grave. Et maintenant le coupé de louage continue lentement sa marche, il s’éloigne à travers la foule pressée…

Cependant ce regard-là vient de pénétrer plus avant dans le cœur d’André que toutes les paroles et toutes les lettres. Sur le quai, ces groupes de gens, qui lui disent adieu de la main ou du chapeau, n’existent plus pour lui ; il n’y a au monde à présent que cette voiture là-bas, qui s’en retourne lentement vers un harem. Et ses yeux, qui voudraient au moins la suivre, tout à coup s’embrument, voient les choses comme oscillantes et troubles…

Mais quoi ? alors, c’est qu’il rêve ! La voiture, qui cheminait toujours au pas, on dirait qu’elle s’éloigne rapidement quand même, et dans un sens différent de celui où les chevaux marchent ! Elle s’en va par le travers, comme une image que l’on emporte, et tout s’en va avec elle, les gens, ce grouillement de peuple, les maisons, la ville… Ah ! c’est le paquebot qui est parti !… Sans un bruit, sans une secousse, sans qu’on ait entendu tourner son hélice… La pensée ailleurs, il n’y avait pas pris garde… Le grand paquebot, entraîne par des remorqueurs, s’éloigne du quai sans qu’on le sente remuer ; on dirait que c’est le quai qui fuit, qui se dérobe très vite, avec sa laideur, avec ses foules, tandis que le grand Stamboul, étant plus haut et plus lointain, ne bouge pas encore. La clameur des voix se perd, on ne distingue plus les mains qui disent adieu, – ni la caisse noire de cette voiture, au milieu des mille points rouges qui sont des fez turcs.

Toujours sans que rien n’ait semblé remuer à bord, et dans un silence presque soudain que l’on n’attendait pas, Stamboul lui-même commence de s’estomper sous le brouillard et le crépuscule ; toute cette Turquie s’efface, avec une sorte de majesté funèbre, dans le lointain, – bientôt dans le passé.

Et André ne cesse de regarder, aussi longtemps qu’un vague contour de Stamboul reste dessiné au fond des grisailles du soir. Pour lui, de ce côté-là de l’horizon, persiste un charme d’âmes et de formes féminines, – de celles qui s’en allaient tout à l’heure dans cette voiture, et des autres déjà dissoutes par la mort…

La tombée de la nuit, dans la Marmara…

André songe : « À cette heure-ci, elles viennent d’arriver chez elles. » Et il se représente ce qu’a dû être leur trajet de retour, puis leur rentrée à la maison sous des regards inquisiteurs, et enfin leur enfermement, leur solitude ce même soir…

On est encore tout près : ce phare, qui vient de s’allumer à petite distance, et brille sur l’obscurité de la mer, c’est celui de la Pointe-du-Sérail. Mais André a l’impression d’être déjà infiniment loin ; ce départ a tranché comme d’un coup de hache les fils qui reliaient sa vie turque à l’heure présente, et alors cette période, en réalité si proche mais qui n’est plus retenue par rien, se détache, tombe, tombe tout à coup au fond de l’abîme où s’anéantissent les choses absolument passées…

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