À son arrivée en France, il reçut ces quelques mots de Djénane :
« Quand vous étiez dans notre pays, André, quand nous respirions le même air, il semblait encore que vous nous apparteniez un peu. Mais à présent vous êtes perdu pour nous ; tout ce qui vous touche, tout ce qui vous entoure nous est inconnu,… et de pus en plus votre cœur, votre pensée distraite nous échappent. Vous fuyez, – ou plutôt c’est nous qui pâlissons, jusqu’à disparaître bientôt. C’est affreux de tristesse.
« Quelque temps encore votre livre vous obligera de vous souvenir. Mais après ?… J’ai cette grâce à vous demander : vous m’en enverrez tout de suite les premiers feuillets manuscrits, n’est-ce pas ? Hâtez-vous. Ils ne me quitteront jamais ; où que j’aille, même dans la terre, je les emporterai avec moi… Oh ! la triste chose que le roman de ce roman : il est aujourd’hui le seul terrain où je me sente sûre de vous rencontrer ; il sera demain tout ce qui survivra d’une période à jamais finie…
« DJÉNANE. »
André aussitôt envoya les feuillets demandés. Mais plus de réponse, plus rien pendant cinq semaines, jusqu’à cette lettre de Zeyneb :
« Khassim-Pacha, le 13 Zilkada 1323.
« André, c’est demain matin que l’on doit conduire notre chère Djénane à Stamboul, dans la maison de Hamdi Bey une seconde fois, avec le cérémonial usité pour les mariées. Tout a été conclu singulièrement vite, toutes les difficultés aplanies ; les deux familles ont combiné leurs démarches auprès de Sa Majesté Impériale pour que l’iradé de séparation fût rapporté ; elle n’a eu personne pour la défendre.
« Hamdi Bey lui a envoyé aujourd’hui les plus magnifiques gerbes de roses de Nice ; mais ils ne se sont pas même revus encore, car elle avait chargé Émiré Hanum de lui demander comme seule grâce d’attendre après la cérémonie de demain. Elle a été comblée de fleurs, si vous pouviez voir sa chambre, où vous êtes entré une fois, elle a voulu les y faire porter toutes, et on dirait un jardin d’enchantement.
« Ce soir, je l’ai trouvée stupéfiante de calme, mais je sens bien que ce n’est que lassitude et résignation. Dans la matinée de ce jour, où il faisait étrangement beau, je sais qu’elle a pu sortir accompagnée seulement de Kondjé-Gul, pour aller aux tombes de Mélek et de votre Nedjibé, et, sur la hauteur d’Eyoub, à ce coin du cimetière où ma pauvre petite sœur vous avait photographiés ensemble, vous en souvenez-vous ? Je voulais passer cette dernière soirée auprès d’elle, nous avions fait ainsi, Mélek et moi, la veille de son premier mariage ; mais j’ai compris qu’elle préférait être seule ; je me suis donc retirée avant la nuit, le cœur meurtri de détresse.
« Et maintenant me voilà rentrée au logis, dans un isolement affreux ; je la sens plus perdue que la première fois, parce que mon influence est suspecte à Hamdi, on me tiendra à l’écart, je ne la verrai plus… Je ne croyais pas, André, que l’on pouvait tant souffrir ; si vous étiez quelqu’un qui prie, je vous dirais priez pour moi ; je me borne à vous dire ayez pitié, une grande pitié de vos humbles amies, des deux qui restent.
« ZEYNEB. »
« Oh ! ne croyez pas qu’elle vous oublie ; le 27 Ramazan, notre jour des morts, elle a voulu que nous allions ensemble à la tombe de votre Nedjibé, lui porter des fleurs… et nos prières, ce qui nous reste de notre foi perdue… Si vous n’avez pas reçu de lettres depuis plusieurs jours, c’est qu’elle était souffrante et torturée ; mais je sais qu’elle a l’intention de vous écrire longuement ce soir, avant de s’endormir ; en me quittant, elle me l’a dit.
« Z… »