XLII

Ils venaient d’imaginer depuis quelques jours un moyen très ingénieux de correspondre, pour les cas d’urgence. Une de leurs amies appelée Kiamouran avait autorisé André à contrefaire son écriture, très connue de la domesticité soupçonneuse, et à signer de son nom ; de plus, elle avait fourni plusieurs enveloppes à son chiffre, avec l’adresse de Djénane mise de sa propre main. Il pouvait donc leur écrire ainsi (à mots couverts cependant, par crainte des indiscrétions), et son valet de chambre, qui avait pris l’habitude du fez et du chapelet, allait porter cela directement au yali des trois petites coupables ; parfois même André l’envoyait à une heure précise et convenue d’avance ; l’une de ses trois amies se trouvait alors comme par hasard dans le vestibule, d’où les nègres venaient d’être écartés, et pouvait donner une réponse verbale au messager si sûr.

Le lendemain donc, il risqua une de ces lettres signées Kiamouran, pour s’informer de la fièvre de Mélek et demander si la promenade à la mosquée de la montagne tiendrait toujours. Et il reçut le soir un mot de Djénane, disant que Mélek était couchée avec beaucoup plus de fièvre, et que les deux autres ne pourraient s’éloigner d’elle.

Seul, il voulut la faire quand même, cette promenade, le 5 octobre, jour qu’ils avaient fixé pour monter là une dernière fois ensemble.

Et c’était par un temps merveilleux de l’automne méridional ; les bois sentaient bon, les abeilles bourdonnaient. Aujourd’hui, il se croyait moins attaché à ses petites amies turques, même à Djénane, et il avait conscience qu’il se reprendrait à la vie ailleurs, où elles ne seraient pas. Il lui semblait aussi qu’au départ son regret maintenant serait moins pour elles que pour l’Orient lui-même, pour cet Orient immobile qu’il avait adoré depuis ses années de prime jeunesse, et pour le bel été d’ici qui s’achevait, pour ce recoin pastoral de l’Asie où il venait de passer deux saisons dans le calme des vieux temps, dans l’ombre des arbres, dans la senteur des feuilles et des mousses… Oh ! le clair soleil encore aujourd’hui ! Et ces chênes, ces scabieuses, ces fougères aux teintes rougies et dorées, lui rappelaient les bois de son pays de France, à tel point qu’il retrouvait tout à coup les mêmes impressions que jadis, à la fin de ses vacances d’enfant, lorsqu’il fallait à cette même époque de l’année quitter la campagne où l’on avait fait tant de jolis jeux sous le ciel de septembre…

À mesure qu’il s’élevait cependant, par les petits sentiers de lichens et de bruyères, à mesure que se découvraient les lointains, s’en allait son illusion de France ; ce n’était plus cela, et la notion du pays turc s’imposait à la place ; les méandres profonds du Bosphore s’ouvraient à ses pieds, montrant les villages ou les palais des rives, et les caravanes de bateaux en marche. Vers l’intérieur des terres, c’étaient aussi des aspects étrangers, une succession infinie de collines couvertes d’un même et épais manteau de verdure, des forêts trop grandes et tranquilles, comme notre France n’en connaît plus.

Quand il atteignit enfin ce plateau, battu par tous les souffles du large, qui sert de péristyle à la vieille mosquée solitaire, quantité de femmes turques étaient assises là sur l’herbe, venues en pèlerinage dans de très primitives charrettes à bœufs. Vite, dès qu’il fut aperçu, vite les mousselines enveloppantes s’abaissèrent pour cacher tous les visages. Et cela devint une muette compagnie de fantômes voilés, qui se détachaient, avec une grâce archaïque, sur l’immensité de la Mer Noire, soudainement apparue autour de l’horizon.

André se dit alors que, pour lui, le charme de ce pays et de son mystère résisterait à tout, même à la déception causée par Djénane, même aux désenchantements du déclin de la vie…

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