Le lendemain, qui tombait un vendredi, il ne voulut pas manquer d’aller aux Eaux-Douces d’Asie, car c’était bien la dernière des dernières fois : son contrat de la saison, pour le caïque et les rameurs, expirait ce soir-là même, et du reste les ambassades redescendaient toutes à Constantinople la semaine suivante ; le temps du Bosphore touchait à sa fin.
Et jamais jour de plein été ne fut si lumineux ni si calme ; à part qu’il y avait moins de barques peut-être le long de la rive déjà un peu délaissée on aurait pu se croire à un vendredi du beau mois d’août. Par habitude, par attachement aussi, toujours et quand même, il fit passer son caïque sous les fenêtres closes du yali de ses amies… Le petit signal blanc était là, à son poste ! Quelle inexplicable surprise ! Est-ce donc qu’elles allaient venir ?…
Là-bas, aux Eaux-Douces, les prairies étaient couleur d’or autour de la gentille rivière, tant il y avait de feuilles mortes en jonchée, et les arbres disaient bien l’automne. Cependant la plupart des caïques élégants, habitués de ce lieu, entraient l’un après l’autre, amenant les belles des harems, et André reçut au passage, encore une fois pour l’adieu final, des sourires discrets qui lui venaient de dessous les voiles.
Longtemps il attendit, regardant de tous côtés ; mais ses amies toujours n’arrivaient point, et la Journée s’avançait, et les promeneuses commençaient à se retirer.
Il s’en allait donc lui aussi, et il était presque à la sortie de la rivière, lorsqu’il vit poindre dans un beau caïque a livrée bleu et or, une femme seule, la tête enveloppée du yachmak blanc qui laisse paraître les yeux ; des coussins sans doute l’élevaient, car elle semblait un peu grande et haute sur l’eau, comme s’étant arrangée ainsi pour être mieux vue.
Ils se croisèrent, et elle le regarda fixement : Djénane !… Ces yeux couleur de bronze vert et ces longs sourcils roux, que depuis une année elle lui avait cachés, n’étaient comparables à aucuns et ne pouvaient être confondus avec d’autres… Il frissonna devant l’apparition si imprévue qui se dressait à deux pas de lui ; mais il ne fallait pas broncher, à cause des bateliers, et ils passèrent immobiles, sans échanger un signe.
Cependant il fit retourner son caïque l’instant d’après, pour la croiser encore tout à l’heure quand elle redescendrait le cours du ruisseau. Presque plus personne lorsqu’ils se retrouvèrent près l’un de l’autre, dans ce croisement rapide. Et, à cette seconde rencontre, la figure qu’enveloppait le yachmak de mousseline blanche se détacha pour lui sur les cyprès sombres et les stèles d’un vieux cimetière, qui est posé là au bord de l’eau ; – car dans ce pays les cimetières sont partout, sans doute pour maintenir plus présente la pensée de la mort.
Le soleil, déjà bas, et ses rayons, devenus roses, il fallait s’en aller. Leurs deux caïques sortirent presque en même temps de l’étroite rivière, et se mirent à remonter le Bosphore, dans la magnificence du soir, celui d’André à une centaine de mètres derrière celui de Djénane…, Il la vit de loin mettre pied sur son quai de marbre et rentrer dans son yali sombre.
Ce qu’elle venait de faire en disait très long : seule, être allée aux Eaux-Douces, – de plus, y être allée en yachmak, afin de montrer ses yeux et d’en graver l’expression dans la mémoire de son ami. Mais André, qui d’abord avait senti tout ce qu’il y avait là de particulier et de touchant, se rappela soudain un passage de Medjé où il racontait quelque chose d’analogue, à propos d’un regard solennel échangé dans une barque au moment de la séparation : « C’était très gentil de sa part, se dit-il donc tristement ; mais c’était encore un peu « littéraire « ; elle voulait imiter Nedjibé… Cela ne l’empêchera pas, dans quelques jours, de rouvrir les bras à son Hamdi.
Et il continua de remonter le Bosphore en longeant de tout près la rive d’Asie ; déjà beaucoup de maisons vides, hermétiquement closes ; beaucoup de jardins aux grilles fermées, sous l’enchevêtrement des vignes vierges couleur de pourpre ; partout s’indiquait l’automne, le départ, la fin. Çà et là, sur ces petits quais où il est si défendu d’aborder, quelques femmes attardées à la campagne étaient encore venues s’asseoir au bord de l’eau pour ce dernier vendredi de la saison ; mais leurs yeux (tout ce qu’on voyait de leur visage), exprimaient la tristesse du retour si prochain au harem de la ville, l’appréhension de l’hiver. Et le soleil couchant éclairait toute cette mélancolie, comme un feu de Bengale rouge.
Lorsque André fut rentré dans sa maison de Thérapia, ses rameurs vinrent lui présenter leurs sélams d’adieu ; ils avaient repris leurs humbles costumes et chacun rapportait, soigneusement pliées, sa belle chemise en gaze de Brousse, et sa belle veste de velours capucine. Ils rapportaient aussi le long tapis en velours de même couleur, recommandant avec naïveté de bien le faire sécher parce qu’il était imprégné d’humidité salée. André regarda ces pauvres loques, où les broderies d’or avaient commencé de prendre, sous les embruns et le soleil, la patine des vieilles choses précieuses. Qu’en faire ? Les détruire, ne serait-ce pas moins triste que de les rapporter dans son pays, pour se dire plus tard, dans l’avenir morne, en retrouvant ces reliques, fanées de plus en plus : « C’était la livrée de mon caïque jadis, du temps lumineux où j’habitais au Bosphore… »
Le crépuscule arrivait. Il pria son domestique turc, celui qui était un ancien berger d’Eski-Chehir, de prendre sa flûte au son grave et de rejouer l’air de l’an dernier, l’espèce de fugue sauvage qui exprimait maintenant pour lui tout l’indicible d’une fin d’été, dans ce lieu, et dans ces circonstances spéciales. Puis, s’étant accoudé à sa fenêtre, il regarda partir son caïque dont les rameurs étaient redevenus de pauvres bateliers, et qui allait redescendre par étapes vers Constantinople pour s’y louer à un nouveau maître. Longtemps il suivit des yeux, sur l’eau de plus en plus couleur de nuit, cette longue chose blanche, effilée, dont la disparition dans les grisailles crépusculaires représentait pour lui la fuite pareille de deux étés d’Orient.