XLVIII

Environ quatre heures du matin. C’était maintenant Djénane qui veillait. Depuis un instant la visiteuse voilée, dont la prière emplissait cette chambre de harem, forçait la voix au milieu du silence plus solennel, lisait avec exaltation comme si elle avait le sentiment que quelque chose se passait, quelque chose de suprême. Et Djénane, qui tenait toujours une des petites mains transparentes de Mélek dans les siennes, sans s’apercevoir qu’elle devenait froide, sursauta de terreur, parce qu’on lui frappait sur l’épaule : deux petits coups d’avertissement, avec une discrétion sinistre… Oh ! l’atroce figure de vieille, jamais vue, qui venait de surgir là derrière elle, entrée sans bruit par cette porte toujours ouverte, une grande vieille, large de carrure, mais décharnée, livide, et qui, sans rien dire, lui faisait signe : « Allez-vous-en ! » Elle avait dû longuement épier dans le couloir, et puis, sûre, avec son tact professionnel, que son heure était venue, elle s’approchait pour commencer son rôle.

– Non ! Non ! dit Djénane, en se jetant sur la petite morte, pas encore ! Je ne veux pas que vous l’emportiez, non !…

– Là, là, doucement, dit la vieille femme, en l’écartant avec autorité, je ne lui ferai point de mal.

Du reste, il n’y avait aucune méchanceté dans sa laideur, mais plutôt de la compassion morne, et surtout une grande lassitude. Tant et tant de jolies fleurs fauchées dans les harems, tant elle avait dû en emporter, cette vieille aux bras robustes, cette « Laveuse de morte », ainsi qu’on les appelle.

Elle la prit à son cou, comme une enfant malade, et la belle chevelure rousse, dénouée, s’épandit sur son horrible épaule. Deux de ses aides, – d’autres vieilles praticiennes encore plus effrayantes, – attendaient dans l’antichambre avec des lumières. Djénane et celle qui priait se mirent à suivre, par les corridors et les vestibules plongés dans le froid silence d’avant-jour, le groupe macabre qui s’en allait, se dirigeant vers l’escalier pour descendre…

Ainsi la petite Mélek-Sadiha-Saadet, à vingt ans et demi, mourut de la terreur d’être jetée une seconde fois dans les bras d’un maître imposé…

L’escalier descendu, les vieilles avec leur fardeau arrivèrent à la porte d’une salle du rez-de-chaussée, dans les communs de cette antique demeure, une sorte d’office pavée de marbre, où il y avait au milieu une table en bois blanc, une cuve pleine d’eau chaude encore fumante, et un drap déplié sur un trépied ; dans un coin, un cercueil, – un léger cercueil aux parois minces comme on les fait en Turquie, – et enfin, par terre, un châle ancien roulé autour d’un bâton, un de ces châles « Validé » qui servent de drap mortuaire pour les riches : toutes ces choses, préparées bien à l’avance, car dans les pays d’Islam, un ensevelissement doit marcher très vite.

Quand les vieilles eurent étendu l’enfant sur la table, qui était courte, les beaux cheveux roux, toujours dénoués, descendirent jusque par terre. Avant de commencer leur besogne, elles firent à Djénane et à l’inconnue voilée un geste qui les congédiait. Celles-ci d’ailleurs se retiraient d’elles-mêmes, pour attendre dehors. Et Zeyneb, éveillée par quelque intuition de ce qui se passait, était venue se joindre à elles, – une Zeyneb qui ne pleurait pas, mais qui était plus blanche que la morte, avec des yeux plus cernés de bleuâtre. Toutes les trois restèrent là immobiles et glacées, suivant en esprit les phases de la toilette suprême, écoutant les bruits sinistres de l’eau qui ruisselait, des objets qui se déplaçaient dans cette salle sonore ; et, quand ce fut fini, la grande vieille les rappela :

– Venez maintenant la voir.

Elle était blottie dans son étroit cercueil, et tout enveloppée de blanc, sauf le visage, encore découvert pour recevoir les baisers d’adieu ; on n’avait pu fermer complètement ses paupières, ni sa bouche ; mais elle était si jeune, et ses dents si blanches, qu’elle demeurait quand même délicieusement jolie, avec une expression d’enfant et une sorte de demi-sourire douloureux.

Alors on alla éveiller tout le monde pour venir l’embrasser, le père, la mère, les aïeules, les vieux oncles rigides, qui depuis quelques jours ne l’étaient plus, les servantes, les esclaves. La grande maison s’emplit de lumières qui s’allumaient, d’effarements, de pas précipités, de soupirs et de sanglots.

Quand arriva l’une des aïeules, la plus violente des deux, celle qui était aussi grand-mère de Djénane et qui, ces derniers jours, campait dans la maison, quand arriva cette vieille cadine 1320, musulmane intransigeante s’il en fut et, ce matin, si exaspérée contre l’évolution nouvelle qui lui enlevait ses petites-filles, – justement l’institutrice craintive, mademoiselle Tardieu, était là, auprès du cercueil, à genoux. Et les deux femmes se regardèrent une seconde en silence, l’une terrible, l’autre humble et épouvantée :

– Allez-vous-en ! lui dit l’aïeule dans sa langue turque, en frémissant de haine. Qu’est-ce donc qu’il vous reste à faire là, vous ? Votre œuvre est finie… Vous m’entendez, allez-vous-en !

Mais la pauvre fille, en reculant devant elle, la regardait avec tant de candeur et de désespoir dans des yeux pleins de larmes, que la vieille cadine eut soudainement pitié ; sans doute comprit-elle, en un éclair, ce que depuis des années elle se refusait à admettre, que l’institutrice dans tout cela n’était qu’un instrument irresponsable au service du Temps… Alors elle lui tendit les mains, en lui criant : « Pardon !… » Et ces deux femmes, jusque-là si ennemies, pleurèrent à sanglots dans les bras l’une de l’autre. Des incompatibilités d’idées, de races et d’époques les avaient séparées longuement ; mais toutes deux étaient bonnes et maternelles, capables de tendresse et de spontané retour.

Cependant un peu de lueur blême à travers les vitres annonçait la fin de cette nuit de novembre. Djénane donc, se souvenant d’André, monta chercher un bout de ruban bleu comme c’était convenu, et, enlevant l’autre signal, attacha celui-là aux quadrillages de la même fenêtre.

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