Très vite, depuis la folle équipée de Tchiboukli le printemps était arrivé, ce printemps brusque, enchanteur et sans durée qui est celui de Constantinople. L’interminable vent glacé de la Mer Noire venait de faire trêve tout d’un coup. Alors on avait eu comme la surprise de découvrir que ce pays, aussi méridional en somme que le centre de l’Italie ou de l’Espagne, pouvait être à ses heures délicieusement lumineux et tiède. Sur le Bosphore, sur les quais de marbre des palais ou sur les vieilles maisonnettes de bois qui trempent dans l’eau, c’était une immense et soudaine griserie de soleil. Et Stamboul, dans l’air devenu sec et limpide, reprenait son indicible langueur orientale ; le peuple turc, rêveur et contemplatif, recommençait de vivre dehors, assis devant les milliers de petits cafés silencieux autour des saintes mosquées, près des fontaines, sous les treilles aux pampres frais, sous les glycines, sous les platanes ; des narguilés par myriades, le long des rues, exhalaient leur fumée enjôleuse, et les hirondelles déliraient de joie autour des nids. Les vieux tombeaux, les grises coupoles, baignaient dans un calme sans nom, que l’on eût dit inaltérable, ne devant jamais finir. Et les lointains de la côte d’Asie ou de l’immobile Marmara, qu’on apercevait par échappées, resplendissaient.
André Lhéry se reprenait à l’Orient turc, avec plus de mélancolie encore peut-être qu’au temps de sa jeunesse, mais avec une aussi intime passion. Et, un jour qu’il était assis à l’ombre, parmi des centaines de rêveurs à turban, très loin de Péra et des agitations modernes, au centre même, au cœur fanatique du Vieux-Stamboul, Jean Renaud, maintenant son compagnon ordinaire de turquerie, lui demanda à brûle-pourpoint :
– Eh bien ! et les trois petits fantômes de Tchiboukli, plus de nouvelles ?
C’était devant la mosquée de Mehmed-Fatih, sur une grande place des vieux siècles, où les Européens ne fréquentent jamais, et c’était au moment où les muezzins chantaient, comme juchés dans le ciel, tout au bout des gigantesques fuseaux de pierre que sont les minarets : voix presque lointaines, à force d’être au-dessus des choses terrestres, d’être perdues dans ces limpidités bleues d’en haut.
– Ah ! les trois petites Turques, répondit André, non, rien depuis la lettre que je vous ai montrée… Oh ! j’imagine que l’aventure est finie et qu’elles n’y pensent plus.
Pour dire cela, il affectait un air détaché, mais la question lui avait troublé sa paix contemplative, car les jours qui passaient, sans autre appel de ces inconnues, lui rendaient presque douloureuse l’idée qu’il ne réentendrait sans doute jamais la voix de « Zahidé », d’un timbre si étrangement doux sous le voile… Le temps n’était plus, où il se sentait sûr de l’impression qu’il pouvait faire ; rien ne l’angoissait comme la fuite de sa jeunesse, et il se disait tristement : « Elles m’attendaient jeune, et elles ont dû être par trop déçues… »
Leur dernière lettre se terminait par ces mots : « Nous serons vos amies, si vous voulez. » Certes, il ne demandait pas mieux. Mais, où donc les prendre à présent ? Dans un labyrinthe aussi immense et soupçonneux que celui de Constantinople, rechercher trois femmes turques dont on ne connait ni le nom, ni le visage, autant s’essayer à une de ces tâches infaisables et ironiques, comme les mauvais génies en proposaient autrefois aux héros des contes…