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Or, ce même jour, à ce même instant, la pauvre petite mystérieuse qui avait organisé l’escapade à Tchiboukli, s’apprêtait à franchir le seuil redoutable d’Yldiz pour y jouer une partie suprême. De l’autre côté de la Corne-d’Or, à Khassim-Pacha, derrière ses oppressants grillages, dans son ancienne chambre de jeune fille qu’elle avait reprise, elle était très occupée en face d’un miroir. Une toilette gris et argent, à traîné de cour, arrivée la veille de chez un grand couturier parisien, la faisait plus mince encore que de coutume, plus fine et flexible. Elle voulait être très jolie ce jour-là, et ses deux cousines, aussi anxieuses qu’elle-même de ce qui allait advenir, dans un lourd silence l’aidaient à se parer. Décidément la robe allait bien ; les rubis allaient bien aussi, sur les grisailles nuageuses du costume. Du reste, c’était l’heure… On releva donc la traîne par un ruban à la ceinture, ce qui est en Turquie une règle d’étiquette pour se présenter chez les souverains ; car, si cette traîne de cour est obligatoire, aucune femme, à moins d’être princesse du sang, n’a le droit de la laisser balayer les somptueux tapis du palais. Ensuite, on enveloppa la tête blonde sous un yachmak, le voile de mousseline blanche d’autrefois que les grandes dames portent encore, en voiture ou en caïque, dans certaines occasions spéciales, et qui est exigé, comme la robe à queue, pour entrer à Yldiz, où aucune visiteuse en tcharchaf ne serait reçue.

C’était l’heure ; « Zahidé », après le baiser d’adieu de ses cousines, descendit prendre place dans son coupé noir aux lanternes dorées, attelé de chevaux noirs, avec plaques d’or sur les harnais. Et elle partit, stores baissés, l’inévitable eunuque trônant à côté du cocher.

Voici de quel malheur, du reste facile à prévoir, elle se trouvait aujourd’hui menacée : les deux mois de retraite, consentis par sa belle-mère, avaient pris fin, et maintenant Hamdi réclamait impérieusement sa femme au domicile conjugal. Question de fortune peut-être, mais question d’amour aussi, car il avait bien compris que c’était elle, le charme de sa demeure, malgré l’empire qu’avait exercé l’autre sur ses sens. Et il les voulait toutes les deux.

Alors, le divorce à tout prix. Mais à qui avoir recours, pour l’obtenir ?… Son père, à qui elle avait peu à peu rendu sa tendresse, l’aurait protégée, lui, après de Sa Majesté Impériale ; mais il dormait depuis un an, dans le saint cimetière d’Eyoub. Restait sa grand-mère, bien vieille pour de telles démarches, et surtout beaucoup trop 1320 pour comprendre : de son temps, à celle-là, deux épouses dans une maison, ou trois, ou même quatre, pourquoi pas ? C’est d’Europe, qu’était venue, – comme les institutrices et l’incroyance, – cette mode nouvelle de n’en vouloir qu’une !…

Dans sa détresse, elle avait donc imaginé d’aller se jeter aux pieds de la Sultane mère, connue pour sa bonté, et l’audience avait été accordée sans peine à la fille de Tewfik-Pacha, maréchal de la cour.

Une fois franchie la grande enceinte des parcs d’Yldiz, le coupé noir arriva devant une grille fermée, qui était celle des jardins de la Sultane. Un nègre, avec une grosse clef solide, vint ouvrir, et la voiture, derrière laquelle une bande d’eunuques à la livrée de la « Validé » couraient maintenant pour aider la visiteuse à descendre, s’engagea dans les allées fleuries, pour s’arrêter en face du perron d’honneur.

La jolie suppliante connaissait le cérémonial d’introduction, étant déjà venue plusieurs fois, aux grandes réceptions du Baïram, chez la bonne princesse. Dans le vestibule, elle trouva, comme elle s’y attendait, une trentaine de petites fées, – des toutes jeunes esclaves, des merveilles de beauté et de grâce, – vêtues pareillement comme des sœurs et alignées en deux files pour la recevoir ; après un grand salut d’ensemble, les petites fées s’abattirent sur elle, comme un vol d’oiseaux caressants et légers, et l’entraînèrent dans le « salon des yachmaks », où chaque dame doit entrer d’abord pour quitter ses voiles. Là, en un clin d’œil, avec une adresse consommée, les fées, sans mot dire, lui eurent enlevé ses mousselines enveloppantes, qui étaient retenues par d’innombrables épingles, et elle se trouva prête, pas une mèche de ses cheveux dérangée, sous le turban de gaze impondérable qui se pose en diadème très haut, et qui est de rigueur à la cour, les princesses du sang ayant seules le droit d’y paraître tête nue. L’aide de camp vint ensuite la saluer et la conduire dans un salon d’attente ; une femme, bien entendu, cet aide de camp, puisqu’il n’y a point d’hommes chez une sultane ; une jeune esclave circassienne, toujours choisie pour sa haute taille et son impeccable beauté, qui porte jaquette de drap militaire à aiguillettes d’or, longue traîne, relevée dans la ceinture, et petit bonnet d’officier galonné d’or. Dans le salon d’attente, ce fut Madame la Trésorière, qui vint suivant les rites lui tenir un moment compagnie : une Circassienne encore, il va sans dire, puisqu’on n’accepte aucune Turque au service du palais, mais une Circassienne de bonne famille, pour occuper une charge aussi hautement considérée ; et, avec celle-ci qui était du monde, même grande dame, il fallut causer… Mortelles, toutes ces lenteurs, et son espoir, son audace de plus en plus faiblissaient…

Près d’entrer enfin dans le salon, si difficilement pénétrable, où se tenait la mère du Khalife, elle tremblait comme d’une grande fièvre.

Un salon d’un luxe tout européen, hélas ! sauf les merveilleux tapis et les inscriptions d’Islam ; un salon gai et clair, donnant de haut sur le Bosphore, que l’on apercevait lumineux et resplendissant à travers les grillages des fenêtres. Cinq ou six personnes en tenue de cour, et la bonne princesse, assise au fond, se levant pour recevoir la visiteuse. Les trois grands saluts, de même que pour les Majestés occidentales ; mais le troisième, un prosternement complet à deux genoux, la tête à toucher terre, comme pour baiser le bas de la robe de la Dame, qui, tout de suite, avec un franc sourire, lui tendait les mains pour la relever. Il y avait là un jeune prince, l’un des fils du Sultan (qui ont, tout comme le Sultan lui-même, le droit de voir les femmes à visage découvert). Il y avait deux princesses du sang, frêles et gracieuses, tête nue, la longue traîne éployée. Et enfin trois dames à petit turban sur chevelure très blonde, la traîne retenue captive dans la ceinture ; trois « Saraylis », jadis esclaves de ce palais même, puis grandes dames de par leur mariage, et qui étaient depuis quelques jours en visite chez leur ancienne maîtresse et bienfaitrice, ayant conquis le droit, en tant que Saraylis, de venir chez n’importe quelle princesse sans invitation, comme on va dans sa propre famille. (On entend ainsi l’esclavage, en Turquie, et plus d’une épouse de nos socialistes intransigeants pourrait venir avec fruit s’éduquer dans les harems, pour ensuite traiter sa femme de chambre, ou son institutrice, comme les dames turques traitent leurs esclaves.)

C’est un charme qu’ont presque toujours les vraies princesses, d’être accueillantes et simples ; mais aucune sans doute ne dépasse celles de Constantinople en simplicité et douce modestie.

– Ma chère petite, dit gaiement la Sultane à chevelure blanche, je bénis le bon vent qui vous amène. Et, vous savez, nous vous gardons tout le jour ; nous vous mettrons même à contribution pour nous faire un peu de musique : vous jouez trop délicieusement.

Des fraîches beautés qui n’avaient point encore paru (les jeunes esclaves préposées aux rafraîchissements) firent leur entrée apportant sur des plateaux d’or, dans des tasses d’or, des boîtes d’or, le café, les sirops, les confitures de roses ; et la Sultane mit la conversation sur quelqu’un de ces sujets du jour qui ne manquent jamais de filtrer jusqu’au fond des sérails, même les plus hermétiquement clos.

Mais le trouble de la visiteuse se dissimulait mal ; elle avait besoin de parler, d’implorer ; cela se voyait trop bien… Avec une gentille discrétion, le prince se retira ; les princesses et les belles Saraylis, sous prétexte de regarder je ne sais quoi dans les lointains du Bosphore, allèrent s’accouder aux fenêtres grillées d’un salon voisin.

– Qu’y a-t-il, ma chère enfant ? – demanda alors tout bas la grande princesse, penchée maternellement vers « Zahidé », qui se laissa tomber à ses genoux.

Les premières minutes furent d’anxiété croissante et affreuse, quand la petite révoltée qui cherchait avidement sur le visage de la Sultane l’effet de ses confidences, s’aperçut que celle-ci ne comprenait pas et s’effarait. Les yeux cependant, toujours bons, ne refusaient point ; mais ils semblaient dire : « Un divorce, et un divorce si peu justifié ! Quelle affaire difficile !… Oui, j’essaierai… Mais, dans des conditions telles, mon fils jamais n’accordera… »

Et « Zahidé », devant ce refus qui pourtant ne se formulait pas, croyait sentir les tapis, le parquet se dérober sous ses genoux, se jugeait perdue, – quand soudain quelque chose comme un frisson de terreur religieuse passa dans le palais tout entier ; on courait, à pas sourds, dans les vestibules ; toutes les esclaves, le long des couloirs, avec des froissements de soie, tombaient prosternées… Et un eunuque se précipita dans le salon, annonçant, d’une voix que la crainte faisait plus pointue :

– Sa Majesté Impériale !…

Il avait à peine prononcé ce nom à faire courber les têtes, quand, sur le seuil, le Sultan parut. La suppliante, toujours agenouillée, rencontra et soutint une seconde ce regard, qui s’abaissait directement sur le sien, puis perdit connaissance, et s’affaissa comme une morte toute blême, dans le nuage argenté de sa belle robe…

Celui qui venait d’apparaître à cette porte était l’homme sur terre le plus inconnaissable pour la masse des âmes occidentales, le Khalife aux responsabilités surhumaines, l’homme qui tient dans sa main l’immense Islam et doit le défendre, aussi bien contre la coalition inavouée des peuples chrétiens que contre le torrent de feu du Temps ; l’homme qui, jusqu’au fond des déserts d’Asie, s’appelle « l’ombre de Dieu ».

Ce jour-là, il voulait simplement visiter sa mère vénérée, quand il rencontra l’angoisse et l’ardente prière dans l’expression de la jeune femme à genoux. Et ce regard pénétra son cœur mystérieux, que durcit par instants le poids de son lourd sacerdoce, mais qui en revanche demeure accessible à d’intimes et exquises pitiés, si ignorées de tous. D’un signe, il indiqua la suppliante à ses filles, qui, restant inclinées pour un salut profond, ne l’avaient pas vue s’affaisser, et les deux princesses aux longues traînes éployées relevèrent dans leurs bras, tendrement comme si elle eût été leur sœur, la jeune femme à la traîne retenue, – qui, sans le savoir, venait de gagner sa cause avec ses yeux.

Quand « Zahidé » revint à elle, longtemps après, le Khalife était parti. Se rappelant tout à coup, elle regarda alentour, incertaine d’avoir vu en réalité ou d’avoir rêvé seulement la redoutable présence. Non, le Khalife n’était pas là. Mais la Sultane mère, penchée sur elle et lui tenant les mains, affectueusement lui dit :

– Remettez-vous vite, chère enfant, et soyez heureuse : mon fils m’a promis de signer demain un iradé qui vous rendra libre.

En redescendant l’escalier de marbre, elle se sentait toute légère, toute grisée et toute vibrante, comme un oiseau à qui on vient d’ouvrir sa cage. Et elle souriait aux petites fées des yachmaks, en troupe soyeuse derrière elle, qui accouraient pour la recoiffer, et qui, en un tour de main, eurent rétabli, avec cent épingles, sur ses cheveux et son visage, le traditionnel édifice de gaze blanche.

Cependant, remontée dans son coupé noir et or, tandis que ses chevaux trottaient fièrement vers Khassim-Pacha, elle sentit qu’un nuage se levait sur sa joie. Elle était libre, oui, et son orgueil, vengé. Mais, elle s’en apercevait maintenant, un sombre désir la tenait encore à ce Hamdi, dont elle croyait s’être affranchie là pour toujours.

« Ceci est une chose basse et humiliante, se dit-elle alors, car cet homme n’a jamais eu ni loyauté ni tendresse, et je ne l’aime pas. Il m’a donc bien profanée et avilie sans rémission pour que je me rappelle encore son étreinte. J’ai eu beau faire, je ne m’appartiens plus complètement, puisque je demeure entachée par ce souvenir. Et si, plus tard, sur ma route, passe un autre que je vienne à aimer, il ne me reste plus que mon âme, qui soit digne de lui être donnée ; et jamais je ne lui donnerai que cela, jamais… »

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