Jean Renaud, qui augurait plutôt mal de l’aventure, avait en vain demandé la permission de suivre. André se contenta de lui accorder qu’on irait, avant l’heure du guet-apens, fumer ensemble un narguilé suprême, sur certaine place qui jadis lui avait été chère, et qui ne se trouvait qu’à un quart d’heure, à pied, du lieu fatal.
C’était à Stamboul, bien entendu, cette place choisie, au cœur même des quartiers musulmans et devant la grande mosquée de Mehmed-Fatih, qui est l’une des plus saintes. Après les ponts franchis, une montée et un long trajet encore pour arriver là, en pleine turquerie des vieux temps ; plus d’Européens, plus de chapeaux, plus de bâtisses modernes ; en approchant, à travers des petits bazars restés comme à Bagdad, ou dans des rues bordées d’exquises fontaines, de kiosques funéraires, d’enclos grillés enfermant des tombes, on se sentait redescendre peu à peu l’échelle des âges, rétrograder vers les siècles révolus.
Ils avaient une bonne heure devant eux, quand, au sortir de ruelles ombreuses, ils se retrouvèrent en face de la colossale mosquée blanche, dont les minarets à croissants d’or se perdaient dans le bleu infini du ciel. Devant la haute ogive d’entrée, la place où ils venaient s’asseoir est comme une sorte de parvis extérieur, que fréquentent surtout les pieux personnages, fidèles au costume des ancêtres, robe et turban. Des petits cafés centenaires s’ouvrent tout autour, achalandés par les rêveurs qui causent à peine. Il y a aussi des arbres, à l’ombre desquels d’humbles divans sont disposés, pour ceux qui veulent fumer dehors. Et, dans des cages pendues aux branches, il y a des pinsons, des merles, des linots, spécialement chargés de la musique, dans ce lieu naïf et débonnaire.
Ils s’installèrent sur une banquette, où des Imams s’étaient reculés avec courtoisie pour les faire asseoir. Près d’eux, vinrent tour à tour des petits mendiants, des chats affables en quête de caresses, un vieux à turban vert qui offrait du coco « frais comme glace », des petites bohémiennes très jolies qui vendaient de l’eau de rose et qui dansaient, – tous souriants, discrets et n’insistant pas. Ensuite, sans plus s’occuper d’eux, on les laissa fumer et entendre les oiseaux chanteurs. Il passait des dames en domino tout noir, d’autres enveloppées dans ces voiles de Damas qui sont en soie rouge ou verte avec grands dessins d’or ; il passait des marchands de « mou », et alors quelques bons Turcs, même de belle robe et de belle allure, en achetaient gravement un morceau pour leur chat, et l’emportaient à l’épaule, piqué au bout de leur parapluie ; il passait des Arabes du Hedjaz, en visite à la ville du Khalife, ou encore des derviches quêteurs, à longs cheveux, qui revenaient de la Mecque. Et un bonhomme, de cent ans, au moins, pour un demi-sou laissait faire aux bébés turcs deux fois le tour de la place, dans une caisse à roulettes qu’il avait très magnifiquement peinturlurée, mais qui cahotait beaucoup, sur l’antique pavage en déroute. Auprès de ces mille toutes petites choses, indiquant de ce peuple le côté jeune, simple et bon, la mosquée d’en face se dressait plus grande, majestueuse et calme, superbe de lignes et de blancheur, avec ses deux flèches pointées dans ce ciel pur du 1er mai.
Oh ! les doux et honnêtes regards, sous ces turbans, les belles figures de confiance et de paix, encadrées de barbes noires ou blondes ! Quelle différence avec ces Levantins en veston qui, à cette même heure, s’agitaient sur les trottoirs de Péra, – ou avec les foules de nos villes occidentales, aux yeux de cupidité et d’ironie, brûlés d’alcool ! Et comme on se sentait là au milieu d’un monde heureux, resté presque à l’âge d’or, – pour avoir su toujours modérer ses désirs, craindre les changements et garder sa foi ! Parmi ces gens assis là sous les arbres, satisfaits avec la minuscule tasse de café qui coûte un sou, et le narguilé berceur, la plupart étaient des artisans, mais qui travaillaient pour leur compte, chacun de son petit métier d’autrefois, dans sa maisonnette ou en plein air. Combien ils plaindraient les pauvres ouvriers en troupeau de nos pays de « progrès », qui s’épuisent dans l’usine effroyable pour enrichir le maître ! Combien leur paraîtraient surprenantes et dignes de pitié les vociférations avinées de nos bourses du travail, ou les inepties de nos parlotes politiques, entre deux verres d’absinthe, au cabaret !…
L’heure approchait ; André Lhéry quitta son compagnon et s’achemina seul vers le quartier plus lointain de Sultan-Selim, toujours en pleine turquerie, mais par des rues plus désertes, où l’on sentait la désuétude et les ruines. Vieux murs de jardins ; vieilles maisons fermées, maisons de bois comme partout, peintes jadis en ces mêmes ocres foncés ou bruns rouges qui donnent à l’ensemble de Stamboul sa teinte sombre, et font éclater davantage la blancheur de ses minarets.
Parmi tant et tant de mosquées, celle de Sultan-Selim est une des très grandes, dont les dômes et les flèches se voient des lointains de la mer, mais c’est aussi une des plus à l’abandon. Sur la place qui l’entoure, point de petits cafés, ni de fumeurs ; et aujourd’hui, personne dans ses parages ; devant l’ogive d’entrée, un triste désert. Sur sa droite, André vit la ruelle indiquée par Mélek, « entre un couvent de derviches et un petit cimetière » ; bien sinistre cette ruelle, où l’herbe verdissait les pavés. En arrivant sur la place de l’humble mosquée Tossoun-Agha, il reconnut la grande maison, certainement hantée, qu’il fallait contourner ; personne non plus sur cette place, mais les hirondelles y chantaient le beau mois de mai ; une glycine y formait berceau, une de ces glycines comme on n’en voit qu’en Orient, avec des branches aussi grosses que des câbles de navire, et ses milliers de grappes commençaient à se teinter de violet tendre. Enfin l’impasse, plus funèbre que tout, avec son herbe par terre, et ses pavés très en pénombre, sous les vieux balcons masqués d’impénétrables grillages. Personne, pas même d’hirondelles, et silence absolu. « Le lieu a un peu l’air d’un coupe-gorge », avait écrit Mélek en post-scriptum : oh ! pour ça, oui !
Quand on est un faux Turc et en maraude, presque dans le dommage, cela gêne de s’avancer sous de tels balcons, d’où tant d’yeux invisibles pourraient observer. André marchait avec lenteur, égrenait son chapelet, regardant tout sans en avoir l’air, et comptait les portes closes. « La cinquième, à deux battants, avec un frappoir de cuivre. » Ah ! celle-ci !… Du reste, on venait de l’entrebâiller, et, par la fente, passait une petite main gantées qui tambourinait sur le bois, une petite main gantée à plusieurs boutons, très peu chez elle, à ce qu’il semblait, dans ce quartier farouche. Il ne fallait pas paraître indécis, à cause des regards possibles ; avec assurance donc, André poussa la battant et entra.
Le fantôme noir embusqué derrière et qui avait bien la tournure de Mélek, referma vite à clef, tira le verrou en plus, et dit gaiement :
– Ah ! vous avez trouvé ?… Montez, mes sœurs sont là-haut, qui vous attendent.
Il monta un escalier sans tapis, obscur et délabré. Là-haut, dans un pauvre petit harem tout simple, aux murailles nues, que les grilles en fer et les quadrillages en bois des fenêtres laissaient dans un triste demi-jour, il trouva les deux autres fantômes qui lui tendirent la main… Pour la première fois de sa vie, il était dans un harem, – chose qui, avec son habitude de l’Orient, lui avait toujours paru l’impossibilité même ; il était derrière ces quadrillages des appartements de femmes, ces quadrillages si jaloux, que les hommes, excepté le maître, ne voient jamais que du dehors. Et en bas, la porte était verrouillée, et cela se passait au cœur du Vieux-Stamboul, et dans quelle mystérieuse demeure !… Il se demandait, avec une petite frayeur, pour lui si amusante : « Qu’est-ce que je fais ici ? » Tout le côté enfant de sa nature, tout le côté encore avide de sortir de soi-même, encore amoureux de se dépayser et changer, était servi au-delà de ses souhaits.
Et pourtant, elles ressemblaient à trois spectres de tragédie, les dames de son harem, aussi voilées que l’autre jour à Eyoub, et plus indéchiffrables que jamais, avec le soleil en moins. Quant au harem lui-même, au lieu de luxe oriental, il n’étalait qu’une décente misère.
Elles le firent asseoir sur un divan aux rayures fanées, et il promena les yeux alentour. Si pauvres qu’elles fussent, les dames de céans, elles étaient femmes de goût, car tout dans sa simplicité extrême restait harmonieux et oriental ; nulle part de ces bibelots de pacotille allemande qui commencent, hélas ! à envahir les intérieurs turcs.
– Je suis chez vous ? demanda André.
– Oh ! non, répondirent-elles, d’un ton qui indiquait un vague sourire sous le voile.
– Pardonnez-moi ; ma question était idiote, pour un tas de raisons ; la première, c’est que ça me serait égal ; je suis avec vous, le reste ne m’importe guère.
Il les observait. Elles avaient leurs mêmes tcharchafs que l’autre jour, en soie noire élimée par endroits. Et avec cela, chaussées comme des petites reines. Et puis, leurs gants ôtés, on voyait scintiller de belles pierres à leurs doigts. Qu’est-ce que c’était que ces femmes-là, et qu’est-ce que c’était que cette maison ?
Djénane demanda, de sa voix de petite sirène blessée qui va mourir :
– Combien de temps pouvez-vous nous donner ?
– Tout le temps que vous me donnerez vous-mêmes.
– Nous, nous avons à peu près deux heures de quasi-sécurité ; mais vous trouverez que c’est long, peut-être ?
Mélek apportait un de ces tout petits guéridons en usage à Constantinople pour les dînettes que l’on offre toujours aux visiteurs : café, bonbons et confitures de roses. La nappe était de satin blanc brodé d’or, avec des violettes de Parme, naturelles, jetées dessus, le service était de filigrane d’or, et cela complétait l’invraisemblance de tout.
– Voici les photos d’Eyoub, lui dit-elle, – en le servant comme une mignonne esclave, – mais elles sont manquées. Nous recommencerons aujourd’hui même, puisque nous ne nous reverrons plus ; il y a peu de lumière ; cependant, avec une pose plus longue…
Ce disant, elle présentait deux petites images confuses et grises, où la silhouette de Djénane se dessinait à peine, et André les accepta négligemment, loin de se douter du prix qu’il y attacherait plus tard…
– C’est vrai, demanda-t-il, que vous allez partir ?
– Très vrai.
– Mais vous reviendrez… et nous nous reverrons ?…
À quoi Djénane répondit par ce mot imprécis et fataliste, que les Orientaux appliquent à toutes les choses de l’avenir : « Inch’Allah !… » Partiraient-elles bien réellement, où était-ce pour mettre fin à l’audacieuse aventure, par crainte des lassitudes peut-être, ou du terrible danger ? Et André, qui, en somme, ne savait rien d’elles, les sentait fuyantes comme des visions, impossibles à retenir ou à retrouver, le jour où leur fantaisie ne serait plus de le revoir.
– Et ce sera bientôt, votre départ ? se risqua-t-il à demander encore.
– Dans une dizaine de jours, sans doute.
– Alors, il vous reste le temps de me faire signe une autre fois !
Elles tinrent conseil à voix basse, en un turc elliptique, très mêlé de mots arabes, très difficile à entendre pour André :
– Oui, samedi prochain, dirent-elles, nous essayerons encore… Et merci de l’avoir désiré. Mais savez-vous bien tout ce qu’il nous faut déployer de ruse, acheter de complicités pour vous recevoir ?
Cela pressait, paraît-il, les photos, à cause d’un rayon de soleil, renvoyé par la triste maison d’en face, et qui jetait son reflet dans la petite salle grillée, mais qui remontait lentement vers les toits, prêt à fuir. On recommença deux ou trois poses, toujours Djénane auprès d’André, et toujours Djénane sous ses draperies noires d’élégie.
– Vous représentez-vous bien, leur dit-il, ce que c’est nouveau pour moi, étrange, inquiétant presque, de causer avec des êtres aussi invisibles ? Vos voix mêmes sont comme masquées par ces triples voiles. À certains moments, il me vient de vous une vague frayeur.
– C’était dans nos conventions, cela, que nous ne serions pour vous que des âmes.
– Oui, mais les âmes se révèlent à une autre âme surtout par l’expression des yeux… Vos yeux, à vous, je ne les imagine même pas. Je veux croire qu’ils sont francs et limpides, mais seraient-ils même effroyables comme ceux des goules, je n’en saurais rien. Non, je vous assure, cela me gêne, cela m’intimide et m’éloigne. Au moins, faites une chose ; confiez-moi vos portraits, dévoilées… Sur l’honneur, je vous les rends aussitôt, ou bien, si quelque drame nous sépare, je les brûle.
Elles demeurent d’abord silencieuses. Avec leurs longues hérédités musulmanes, révéler son visage leur paraissait une chose malséante, leur liaison avec André en devenait tout de suite plus coupable… Et enfin, ce fut Mélek qui s’engagea délibérément pour ses sœurs, mais sur un ton un peu narquois, qui donnait à penser :
– Nos photos sans tcharchaf ni yachmak, vous voulez ? Bien ; le temps de les faire, et la semaine prochaine vous les aurez… Et maintenant, asseyons-nous tous ; la parole est à Djénane, qui a une grande prière à vous adresser ; allumez une cigarette : vous vous ennuierez toujours moins.
– C’est de notre part, cette prière, dit Djénane, et de la part de toutes nos sœurs de Turquie… Monsieur Lhéry, prenez notre défense ; écrivez un livre en faveur de la pauvre musulmane du XXe siècle !… Dites-le au monde, puisque vous le savez, que, à présent, nous avons une âme ; que ce n’est plus possible de nous briser comme des choses… Si vous faites cela, nous serons des milliers à vous bénir… Voulez-vous ?
André demeurait silencieux, comme elles tout à l’heure, à la demande du portrait ; ce livre-là, il ne le voyait pas du tout ; et puis il s’était promis de faire l’Oriental à Constantinople, de flâner et non d’écrire…
– Comme c’est difficile, ce que vous attendiez de moi !… Un livre voulant prouver quelque chose, vous qui paraissez m’avoir bien lu et me connaître, vous trouvez que ça me ressemble ?… Et puis, la musulmane du XXe siècle, est-ce que je la connais ?
– Nous vous documenterons…
– Vous allez partir…
– Nous vous écrirons…
– Oh ! vous savez, les lettres, les choses écrites… Je ne peux jamais raconter à peu près bien que ce j’ai vu et vécu…
– Nous reviendrons !…
– Alors, vous vous compromettrez… On cherchera de qui je les tiens, ces documents-là. Et on finira bien par trouver…
– Nous sommes prêtes à nous sacrifier pour cette cause !… Quel emploi meilleur pourrions-nous faire de nos pauvres petites existences lamentables et sans but ? Nous voulions nous dévouer toutes les trois à soulager des misères, fonder des œuvres, comme les Européennes… Non, cela même, on nous l’a refusé : il faut rester oisives et cachées, derrière des grilles. Eh bien ! nous voulons être les inspiratrices du livre : ce sera notre œuvre de charité, à nous, et tant pis s’il faut y perdre notre liberté ou la vie.
André essaya de se défendre encore :
– Pensez aussi que je ne suis pas indépendant, à Constantinople ; j’occupe un poste dans une ambassade… Et puis, autre chose : je reçois de la part des Turcs une hospitalité si confiante !… Parmi ceux que vous appelez vos oppresseurs, j’ai des amis, qui me sont très chers.
– Ah ! là, par exemple, il faut choisir. Eux ou nous ; à prendre ou à laisser. Décidez.
– C’est à ce point ?… Alors, je choisis vous, naturellement. Et j’obéis.
– Enfin !
Et elle lui tendit sa petite main, qu’il baisa avec respect.
Ils causèrent presque deux heures dans un semblant de sécurité qu’ils n’avaient encore jamais connu.
– N’êtes-vous pas des exceptions ? demandait-il, étonné de les voir montées à ce diapason de désespérance et de révolte.
– Nous sommes la règle. Prenez au hasard vingt femmes turques (femmes du monde, s’entend) ; vous n’en trouverez pas une qui ne parle ainsi !… Élevées en enfants-prodiges, en bas bleus, en poupées à musique, objets de luxe et de vanité pour notre père ou notre maître, et puis traitées en odalisques et en esclaves, comme nos aïeules d’il y a cent ans !… Non, nous ne pouvons plus ! nous ne pouvons plus !…
– Prenez garde, si j’allais plaider votre cause à rebours, moi qui suis un homme du passé… J’en serais bien capable, allez ! Guerre aux institutrices, aux professeurs transcendants, à tous ces livres qui élargissent le champ de l’angoisse humaine. Retour à la paix heureuse des aïeules.
– Eh bien ! nous nous en contenterions à la rigueur, de ce plaidoyer-là,… d’autant plus que ce retour est impossible : on ne remonte pas le cours du temps. L’essentiel, pour qu’on s’émeuve et qu’on ait enfin pitié, c’est qu’on sente bien que nous sommes des martyres, nous, les femmes de transition entre celles d’hier et celles de demain. C’est cela qu’il faut arriver à faire entendre, et, après, vous serez notre ami, à toutes !…
André espérait encore en quelque imprévu secourable, pour être dispensé d’écrire leur livre. Mais il subissait avec ravissement le charme de leurs belles indignations, de leurs jolies voix qui vibraient de haine contre la tyrannie des hommes.
Et il s’habituait peu à peu à ce qu’elles n’eussent point de visage. Pour lui apporter le feu de ses cigarettes ou lui servir la tasse microscopique où se boit le café turc, elles allaient, venaient autour de lui, élégantes, légères, exaltées, mais toujours fantômes noirs, – et, quand elles se courbaient, leur voile de figure pendait comme une longue barbe de capucin que l’on aurait ajoutée par dérision à ces êtres de grâce et de jeunesse.
La sécurité pour eux était surtout apparente, dans cette maison et cette impasse, qui, en cas de surprise, eussent constitué une parfaite souricière. Si par hasard on entendait marcher dehors, sur les pavés sertis d’une herbe triste, elles regardaient inquiètes à travers les quadrillages protecteurs : quelque vieux turban qui rentrait chez lui, ou bien le marchand d’eau du quartier avec son outre sur les reins.
Théoriquement, ils devaient s’appeler tous les trois par leurs noms, sans plus. Mais aucun d’eux n’avait osé commencer, et ils ne s’appelaient pas.
Une fois, ils eurent le grand frisson : le frappoir de cuivre, à la porte extérieure, retentissait sous une main impatiente, menant un bruit terrible au milieu de ce silence des maisons mortes, et ils se précipitèrent tous aux fenêtres grillées : une dame en tcharchaf de soie noire, appuyée sur un bâton et l’air très courbé par les ans.
– Ce n’est rien de grave, dirent-elles, l’incident était prévu. Seulement il va falloir qu’elle entre ici.
– Alors, je me cache ?…
– Ce n’est même pas nécessaire. Va, Mélek, va lui ouvrir, et tu lui diras ce qui est convenu. Elle ne fera que traverser et ne reparaîtra plus… Passant devant vous, peut-être demandera-t-elle en turc comment va le petit malade, et vous n’avez qu’à répondre, en turc aussi bien entendu, qu’il est beaucoup mieux depuis ce matin.
L’instant d’après, la vieille dame passa, voile baissé, tâtant les modestes tapis du bout de sa canne-béquille. À André, elle ne manqua bien de demander :
– Eh bien ? il va mieux, ce cher garçon ?
– Beaucoup mieux, répondit-il, depuis ce matin surtout.
– Allons, merci, merci !…
Puis elle disparut par une petite porte au fond du harem.
André d’ailleurs ne sollicita aucune explication. Il était ici en pleine invraisemblance de conte oriental ; elles lui auraient dit : « Une fée Carabosse va sortir de dessous le divan, touchera le mur d’un coup de baguette, et ça deviendra un palais », qu’il aurait admis sans plus de commentaires.
Après le passage de la dame à bâton, il leur restait quelques minutes pour causer. Quand il fut l’heure, elles le congédièrent avec promesse qu’on se reverrait une fois encore au risque de tout :
– Allez, notre ami ; acheminez-vous jusqu’au bout de l’impasse, d’une allure lente et rêveuse, en jouant avec votre chapelet ; à travers les grillages, nous surveillerons toutes les trois la dignité de votre sortie.